Superbe programme offert par le National de France qui joue la fluidité et la carte de la polyvalence en invitant 2 chefs de sensibilités ô combien distinctes: si le québécois Jean-Philippe Tremblay ouvre le bal avec éclat dans le Carnaval romain de Berlioz, plus démonstratif qu’évocateur, Fabien Gabel s’impose par une maîtrise du secret et des teintes suspendues…
Quand le National joue Dukas, il revient à son histoire légendaire, celle constellée d’accomplissements au service des Français, tels Debussy (Prélude à l’après-midi d’un faune, La Mer…), Ravel (Le tombeau de Couperin, La Valse...)… ressuscitant travaux et moissons de ses premiers directeurs dont Rosenthal, Cluytens, Désormières, Charles Munch, Celibidache… Saluons donc cette coloration spécifique qui se révèle admirable dans La Péri (1922): fanfare très en place et de couleurs somptueuses (mais Fabien Gabel -né en 1975- qui dirige, a débuté sa carrière musicale comme trompettiste: il sait donc accorder les cuivres), puis océan de suavité exotique aux mille saveurs suggestives. Les musiciens déploient une sonorité envoûtante, sachant exprimer le ballet de séduction, d’enchantement, de tromperie et de mort auquel se livrent le prince Iskender et la Péri irrésistible détentrice du lotus merveilleux. Moins anecdotique qu’impressionniste, la partition au départ conçue pour les Ballets Russes de Diaghilev, convoque l’encens hypnotique de la Perse classique et légendaire. Cordes en état de transe, bois et vents en fusion secrète, cuivres éblouissants d’opulence maîtrisée: le National ouvrage sous la direction d’un Fabien Gabel, digne disciple (à Aspen) de David Zinman, une leçon de poésie musicale. Sous le feu stylé du maestro, trop rare au concert, La Péri s’offre en manifeste de l’envoûtement sonore.
L’affinité du chef pour les partitions foisonnantes et raffinées se confirment ainsi d’autant plus après son succès récent dans Le livre de la jungle de Charles Koechlin (joué également avec Marie-Nicole Lemieux). Exigeant, critique vis à vis de lui-même, Dukas a détruit de nombreuses partitions: La Péri a échappé à ce jeu de massacre: fort heureusement, car il s’agit, d’autant plus après l’écoute cde e soir, d’un pur joyau de la musique française des années 1920.
Au chapitre de l’évanescence et de la suggestion interrogative voire douloureusement inquiète, la soirée affiche aussi 5 poèmes d’Henri Duparc dans leur version pour voix et orchestre. Si l’orchestre grâce à un Gabel décidément de très haute inspiration, relève le défi de chaque tableau, entre atténuation, murmure, confidence (équilibre des pupitres parfaitement réglé), la prestation de la soliste, Marie-Nicole Lemieux est demeurée en retrait: affectation des cordes ou léger rhum, la voix n’est pas là, dans l’intensité et la projection précise du mot. Or il faut un génie de diseur pour sculpter le verbe ciselé par Duparc d’après Baudelaire: à défaut, comme Chausson, de cette langueur absente et malade, entre ivresse nostalgique et renoncement, douleur et onirisme, la contralto reste sous les mots, sans jamais atteindre la pure magie que suscite l’accord si fragile et ténu du verbe et de la note. Où est la cantatrice à la voix sombre et puissante capable de rugir ou de murmurer, ainsi que nous avons pu l’entendre il y a quelques jours dans le rôle de la Sphinge dans la production éblouissante d’Oedipe de George Enescu présentée au Capitole de Toulouse? Même l’inoubliable « Mon coeur s’ouvre à ta voix« , extrait de Samson et Dalila de Saint-Saëns, malgré de belles couleurs, reste trop contraint: l’articulation est perfectible, la projection sans appui, le relief du timbre inaudible… Le déferlement d’ivresse séductrice se déroule plutôt à l’orchestre, magnifiquement porté, là encore, par Fabien Gabel.
Alain Lefèvre créée le Concerto n°4
Mais le prétexte de la soirée n’était pas uniquement la musique: il s’agissait aussi de célébrer les 400 ans de la fondation de la ville de Québec. C’est la raison pour laquelle le Théâtre des Champs Elysées avait convié l’ardent et dynamique Alain Lefèvre, pianiste star au Québec dont l’oeuvre de résurrection des partitions d’André Mathieu a provoqué un véritable élan de conscience national. Après son approche du Concerto de Québec dont l’enregistrement discographique lui a valu de très nombreuses distinctions, le pianiste recréait sur la scène parisienne, sa nouvelle découverte, le Concerto pour piano n°4: partition fleuve aux réminiscences néoromantiques, dans le sillon tracé par Rachmaninov. L’oeuvre, probablement écrite par André Mathieu en 1946, à 17 ans, alors qu’il revenait de Paris où il était élève d’Honegger, a été reconstituée à partir de bandes enregistrées (à défaut de partition parvenue). Alain Lefèvre et Gilles Bellemare ont restitué par une écoute attentive, la partition correspondante. Oeuvre fleuve, en trois mouvement, le Concerto ainsi joué en création européenne (il a été créé à Tucson, Arizona, en mai dernier), démontre une inspiration éclectique où s’exacerbe sans répit, la partie du soliste: Alain Lefèvre, ambassadeur inspiré, totalement dédié à la reconnaissance de l’oeuvre d’André Mathieu, traverse et porte climats et fièvres d’une oeuvre éclatante qui accorde énergie et agitation. Devant le parterre conquis, le pianiste rappelle, ému, le décès de son maître, Pierre Sancan: pianiste exigeant, pédagogue et compositeur, né à Mazamet (Tarn) en 1916, qui s’est éteint dans le nuit de dimanche dernier (26 octobre 2008) à l’âge de 91 ans… Sous la baguette de Jean-Philippe Tremblay, autre personnalité québécoise avec Marie-Nicole Lemieux et Alain Lefèvre, les musiciens du National interprètent Mathieu avec déterminisme, sans atteindre cependant l’art de la suggestion, et cet équilibre souverain entre les pupitres, si remarquables en fin de concert, dans le Dukas décidément sublimé par Fabien Gabel.
Paris. Théâtre des Champs Elysées, lundi 27 octobre 2008. Hector Berlioz (1803-1869): Ouverture « Le carnaval romain ». André Mathieu (1929-1968): Concerto pour piano en mi mineur no 4 (création européenne). Henri Duparc (1848-1933): mélodies pour voix et orchestre: L’Invitation au voyage, Chanson triste, La vie antérieure, Sérénade florentine, et Phydilé. Camille Saint-Saëns (1835-1921): « Mon cœur s’ouvre à ta voix » extrait de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns. Paul Dukas: La Péri. Alain Lefèvre, piano. Marie-Nicole Lemieux, contralto. Orchestre National de France. Jean-Philippe Tremblay & Fabie Gabel, direction. Gala du 400 ème anniversaire de la ville de Québec.
CD
Rappelons que le Concerto n°4 d’André Mathieu vient de paraître chez le label Analekta. Lire notre critique du cd Concerto n°4 d’André Mathieu par Alain Lefèvre (1 cd Analekta)
Illustrations: Fabien Gabel, portrait, Fabien Gabel, en répétition (© C.Abramowitcz). Marie-Nicole Lemieux, Alain Lefèvre (DR)