Suspendu sur un portrait en noir et blanc, l’illustrissime Enrico Caruso domine le plateau de toute sa grandeur. Roberto Alagna a décidé, ce soir, de lui faire une révérence en forme de concert, de lui offrir une soirée en guise de mémoire. Ouvert par la sinfonia des Masques de Mascagni superbement caressée par l’orchestre Lamoureux, sous la baguette de la jeune chef d’orchestre Ariane Matiakh, le bal s’annonce sous les meilleurs auspices. Souriant et chaleureux, le ténor franco-sicilien fait son entrée, salué par un public déjà acquis à sa cause. Dans Néron de Rubinstein, en français, il fait valoir sa remarquable ligne de chant ainsi que sa diction légendaire. Certes, la voix a perdu certaines de ses couleurs, la lumière solaire de son timbre s’est émoussée et les aigus deviennent plus métalliques que par le passé, mais la musicalité de l’interprète continue d’éblouir.
Dans Lenski, il ose la démesure : chanter le célèbre « Kuda, kuda » dans sa version originelle, en russe, puis dans la traduction française choisie par Caruso. Si la prononciation de la langue cyrillique et surtout la couleur slave peuvent être sujettes à caution dans la première mouture, la seconde emporte l’adhésion par les mêmes qualités qui ont fait merveille dans Néron.
Puis entre en scène la blonde et gracieuse Nathalie Manfrino, partenaire bien connue du ténor dans l’opéra français, pour une pièce de Gomes. Si la voix est belle et la musicalité d’un naturel appréciable, le vibrato se fait parfois trop présent, au point de compromettre la justesse et la pureté de l’instrument. Le temps d’un duo, Roberto Alagna partage la vedette avec l’un de ses complices bien connus, le baryton Richard Rittelmann, à la voix chaude et riche, lui-même incarnant avec conviction l’arrogant Pinkerton. Sonne alors l’heure de l’entracte, avant lequel le ténor, l’œil malicieux, évente la surprise qu’il réserve à son public, en leur annonçant la présence d’une riche troisième partie susceptible d’allonger considérablement la soirée.
Avec le prélude d’Adrienne Lecouvreur, interprété avec goût par un orchestre décidémment en joie, la soirée reprend paisiblement son cours. Un piano est amené sur la scène, et devant le clavier prend place l’infatigable Elizabeth Cooper, partenaire du ténor depuis ses débuts. La romance de Nadir, chantée en italien et dans la tonalité de Caruso, plus basse que l’originale, prend des airs d’élixir de jouvence pour la voix du chanteur, tant la voix mixte qu’il cisèle avec un art rare enrichit son timbre et lui donne une finesse et un rayonnement qu’il ne retrouve qu’épisodiquement dans les nuances plus fortes.
Avec Rubén Amoretti, fait face au public une véritable énigme vocale. Ayant débuté comme ténor, il est, selon les dires de Roberto Alagna, peu à peu descendu jusqu’à la tessiture de baryton, pour se stabiliser actuellement dans celle de basse. Si les évolutions du baryton vers le ténor – et inversement, voire parfois même successivement dans les deux sens – ne sont pas rares, une mutation vocale aussi radicale reste exceptionnelle. Cet étrange chanteur illustre l’anecdote selon laquelle Caruso, doté d’une voix aussi longue que divinement belle, aurait assuré – sans effort, dit-on – l’air de Colline pour rendre service à un collègue en méforme. L’instrument de Rubén Amoretti, d’une couleur très artificielle et très engorgée, sonne étrangement à nos oreilles. Rien ne semble naturel dans cette voix, mais avouons qu’il se tire avec les honneurs de cet air difficile.
Le maître de cérémonie fait ensuite découvrir à l’assistance la Bohème de Leoncavallo, bien moins connue que l’œuvre homonyme de Puccini. En outre, ce n’est pas le poète Rodolfo que le ténor incarne, mais son camarade Marcello, dévolu à un baryton chez Puccini. La ligne vocale écrite par Leoncavallo, très élégante, rappelle parfois celle de son prédécesseur, appartenant, comme lui, à la « nouvelle école italienne », celle du vérisme naissant.
Alagna and friends…
Aux côtés de Nathalie Manfrino, Roberto Alagna clôt le programme « officiel » avec un duo extrait d’Il Guarany de Gomes, peu connu et peu intéressant musicalement. Débute alors de ce concert le troisième volet annoncé par le ténor, le plus attendu par le public, plein de surprises et d’inattendus. Notre ténor donne vie avec conviction à la douloureuse canzonetta « Nina » de Vincenzo Ciampi. Il fait ensuite venir sur scène une autre amie de longue date Doris Lamprecht. Habitués à voir la mezzo croquer en scène les personnages bouffes tels que Lady Pamela dans Fra Diavolo, nous étions loin d’imaginer que sous ces dehors comiques pût se dissimuler une telle noblesse de ton et d’accent. Son « Ombra mai fù », anthologique, révèle un timbre somptueux, malheureusement d’ordinaire trop souvent travesti à des fins humoristiques, une ligne de chant irréprochable et une technique remarquablement accomplie, la rendant capable des plus subtiles nuances et d’une infinie délicatesse.
Soutenu par les subtiles sonorités du violon de Laurent Korcia, Roberto Alagna démontre à nouveau ses affinités avec le répertoire français à travers la superbe pièce « Elégie » de Massenet. Sa maîtrise de la voix mixte, malvenue en italien, fait merveille ici. Marc Laho, son compagnon de route depuis longtemps, et aussi ténor comme lui, surprend dans la Fanciulla del West de Puccini, malgré un timbre quelque peu monochrome, grâce à la vaillance et l’éclat de son registre aigu.
Pour mettre un point final à cette soirée hors normes, le ténor propose au public de lui faire entendre Caruso – comme il l’a déjà fait par deux fois au cours du concert –, cette fois dans le périlleux air d’Eléazar « Rachel quand du Seigneur », extrait de la Juive de Halévy.
Manque de chance, le technicien chargé de diffuser la musique se perd entre les plages des différents disques. Mais, un mal amenant parfois un bien, le sextuor est repris, avec davantage de conviction encore. Le technicien s’étant trompé une seconde fois, le public adresse à Roberto Alagna une demande pour le moins surprenante : qu’il interprète lui-même, dans l’instant, cet air si périlleux. Aussi dit, aussitôt fait, le chanteur s’exécute, et rien moins qu’a cappella. La justesse parfaite, la diction superlative et la sprezzatura – le naturel – saisissant. L’art dont est capable Roberto Alagna, achève, s’il en était besoin, de convaincre l’auditoire qu’il reste actuellement sans rival dans ce répertoire. Et que l’héritage de l’immense Caruso est toujours bien vivant.
Paris. Théâtre des Champs-Elysées, 15 juin 2009. Hommage à Enrico Caruso. Pietro Mascagni : Les Masques, Sinfonia. Anton Rubinstein : Néron, « Oh ! Lumière du jour ». Piotr Ilitch Tchaikovski : Eugène Onéguine, « Pour moi ce jour est tout mystère ». Antonio Carlos Gomes : Salvator Rosa, « Mia piccirella ». Pietro Mascagni : Cavalleria Rusticana, Caruso Sicilienne « O Lola ». Giacomo Puccini : Madame Butterfly, « Quale smania vi prende… Amore o grillo sposa Americana ». Francesco Cilea : Adrienne Lecouvreur, Prélude de l’acte IV. Georges Bizet : I Pescatori di Perla, « Mi par d’udir ancora ». Giacomo Puccini : La Bohème, « Vecchia zimmara ». Ruggiero Leoncavallo : La Bohème, « Io non ho che una povera stanzetta ». Carlo Alberto Bracco : Sérénade « La luna scende ». Antonio Carlos Gomes : Il Guarany, « Sento une forza indomita ». Roberto Alagna, Nathalie Manfrino, Richard Rittelmann, Rubén Amoretti, Doris Lamprecht, Marc Laho. Laurent Korcia, violon. Elizabeth Cooper, piano. Orchestre Lamoureux. Ariane Matiakh, direction
Illustration: Roberto Alagna, Enrico Caruso (DR).
Texte mis en ligne par Alexandre Pham. Rédigé par Nicolas Grienenberger