Surréalisme cynique
Le compositeur belge avait précédemment suscité un succès légitime grâce à sa tragédie chambriste, âpre et douloureuse, Julie, d’après Strinberg (2005). Ici, pas d’action historique ni d’oeuvre explicitement engagée par un sujet emprunté à l’actualité brûlante.
Fidèle à sa sensibilité psychologique, le poète-compositeur qui aime fouiller la trame émotionnelle et l’activité de la psyché, nous offre une superbe mise en musique de l’univers à la fois surréaliste, cynique et subversif de la pièce homonyme de Witold Gombrowicz.
La force de l’oeuvre tient à son immersion dans l’onirisme décalé dont les tableaux, entre rêve et cauchemar, ciblent la perversité lâche, écoeurante d’une humanité tout à fait inhumaine. Chacun ici, le roi, la reine, les courtisans sont d’une lâcheté terrifiante. Yvonne est une princesse dérangeante par sa laideur et son mutisme, capable cependant de quelques tirades aussi rares que vulgaires (« fous le camp, mais fous le camp! » hurle t-elle à la fin de l’acte II, à la face de l’Innocent qui est le seul peut-être, à l’aimer pour ce qu’elle est) ou énigmatiques (« cercle« , dit-elle comme pour souligner le non-sens qui est dans la répétition perpétuelle d’un monde déshumanisé). L’actrice Dörte Lyssewski campe une héroïne à la fois candide et dérangée, insouciante et inadaptée, mais aussi ingénue dévoyée flirtant parfois, dans ses poses à la mollesse lascive, avec l’irrévérence provocatrice: le texte originel de Gombrowiz, outre sa verve critique, se nourrit des poésie et des dessins de Bruno Schulz (mort en 1942) où « la femme-idôle », source d’une fascination sexuelle trouble (répulsion/attraction, l’équation axiale de l’opéra de Boesmans), suscite fétichisme et aussi sado-masochisme.
Il y a tout cela, allusivement, dans l’opéra de Philippe Boesmans: sa musique explore tous les non-dits du texte théâtral, révélant souvent ce que pense Yvonne (mais ce qu’elle cache dans le silence), malgré force grimaces, au moment où il lui est demandé de répondre…
En cela , la présence scénique de l’actrice Dörte Lyssewski, reste fascinante. Dans ses rares répliques, presque hurlées dans le grave animal, s’exprime la part terrifiante et en même temps mystérieuse de chaque être. En outre, la figure de la princesse est celle d’un révélateur.
Princesse révélatrice

Le Prince Philippe, aristo désabusé (Yann Beuron incisif), est un être parodique, selon le mode poétique de Gombrowicz: en étant pas mais en prétendant être tout ce qu’il dit: il « aime » Yvonne. Posture autoproclamée qui n’a aucune profondeur. S’il prétend vouloir aimer l’immonde laideron à la fin du II, le jeune homme inconséquent, rebelle à son père, finira comme lui: dans l’arrogance la plus égoïste et la plus méprisante. Saluons l’excellente tenue (déclamée et intelligible) du Cyprien de Jean-Luc Ballestra, double du prince, comme La Reine Marguerite de Mireille Delunsch (idéale icône royale, figure de pure hypocrisie, ubuesque, totalement falote et évanescente, d’une drôlerie grotesque).
Déjà complices pour Schnitzler (La Ronde, 1993), Shakespeare (Le Conte d’hiver, 1999), Strindberg (Julie, 2005), le compositeur retrouve le metteur en scène Luc Bondy (qui signe aussi le livret). Ce théâtre cynique, mordant, dénonce, portraiture avec froideur mais méticulosité. Les décors de Richard Peduzzi renforcent le climat clinique et glacial, de plus en plus étouffant de la partition: la scène de l’acte II qui dépeint la fascination inquiète qu’éprouvent les deux jeunes hommes, le prince et Cyprien vis à vis du « monstre » féminin, est particulièrement réussie. Mur tapissé comme une alcôve, mais aussi prison et lieu d’enfermement pour Yvonne, puis espace d’observation quand toute la cour vient saluer -non sans une ironie malsaine- (impeccable prestation vocale et dramatique des Jeunes Solistes préparés par leur chef Rachid Safir), le prince et sa « chose », après l’avoir dévisager derrière d’amples verrières.

Paris. Palais Garnier. Dimanche 1er février 2009. Philippe Boesmans : Yvonne, princesse de Bourgogne (création). Avec Dörte Lyssewski (Yvonne), Yann Beuron (le Prince Philippe), Cyprien (Jean-Luc Ballestra), L’Innocent (Guillaume Antoine), La Reine Marguerite (Mireille Delunsch), Victor von Halem (le chambellan), Paul Gay (Le Roi Ignace)… Ensemble vocal Les Jeunes Solistes. Klangforum Wien. Sylvian Cambreling, direction. Luc Bondy, mise en scène. Jusqu’au 8 février 2009 au Palais Garnier.
Illustration: Chantal Joffe, Black Sleeveless Dress (2005). Visuel de l’affiche pour l’opéra Yvonne, Princesse de Bourgogne à l’Opéra Garnier, janvier/février 2009. 3 photographies de la production présentée à l’Opéra national de Paris: la comédienne Dörte Lyssewski (Yvonne), Mireille delunsch et Paul Gay dans les rôles de la Reine Marguerite et du Roi Ignace © Ruth Walz / Opéra National de Paris 2009