Jamais encore Riccardo Muti n’avait pris la baguette à l’Opéra de Paris. Un comble pour un chef d’une telle renommée et d’une stature aussi internationalement saluée et respectée.
C’est enfin chose faite, et avec le lustre qu’il se doit. Lui a été garantie une liberté totale dans le déroulement de sa venue – tant sa présence était impatiemment attendue depuis longtemps –, jusqu’au choix de l’œuvre, de l’orchestre et des interprètes. Un honneur que seuls les hôtes de marque peuvent espérer se voir accorder. Grand défenseur de l’opéra napolitain du 18e siècle, le maestro, après plusieurs succès dans l’opera buffa de cette époque, a cette fois jeté son dévolu sur une œuvre seria, composée par le méconnu Niccolò Jommelli sur un livret célèbre, plusieurs fois mis en musique, du plus grand auteur dramatique italien du settecento, poète impérial à Vienne, Piero Metastasio.
Créée en 1743 dans sa première mouture, l’œuvre fut remaniée plusieurs fois avant d’aboutir à la présente version, présentée au public en 1770.
Si Jommelli fut l’un des premiers compositeurs, avec Haendel et Mozart, à s’intéresser de plus près à la finesse psychologique des personnages, force est de constater que, s’il tente de se démarquer des règles ayant encore cours en son temps dans l’écriture lyrique, les formes employées restent bien celles d’un début de 18e siècle, alternant récitatifs et arie da capo, bien que la ligne vocale soit déjà plus épurée et moins chargée d’ornements, préparant lentement la réforme à venir, celle qu’incarne Gluck, très peu de temps après lui.
Le chef italien défend cette oeuvre avec une calme autorité, offrant à travers l’esthétique qu’il impose, un retour à une conception instrumentalement plus grandiose – voire romantique – de la musique dite baroque, loin de ceux qui, à travers une mode, s’en sont faits les défenseurs exclusifs à coup d’effectifs réduits et d’ensembles instrumentaux secs et rachitiques.
Créé par le maestro, cultivé par lui, l’orchestre, composé uniquement de musiciens de moins de trente ans, affiche une superbe homogénéité et une ductilité de son rare, d’un équilibre tout classique, comme l’on n’en avait plus entendu dans ce répertoire depuis bien longtemps. Une esthétique aussi peu commune de nos jours peut malgré tout se voir reprocher les défauts de ses qualités: son léger manque de dynamisme et une certaine uniformité sonore.
La mise en scène imaginée par Cesare Lievi s’accorde parfaitement avec l’imaginaire sonore duquel elle s’inspire. Sobre, épurée, donnant à voir un splendide décor de palais antique déstructuré, quasi-surréaliste – miroir des tourments sentimentaux où se débattent les protagonistes –, elle se montre au service de la musique, parti-pris auquel le public actuel est peu habitué, mais qui s’avère indispensable au bon déroulement du projet imaginé par le chef. La direction d’acteurs est à l’avenant, permettant aux solistes de se concentrer avec sérénité sur leurs parties vocales, hérissées de difficultés et de pièges techniques.
La distribution affichée, réunie pour un soir seulement, composée exclusivement de jeunes chanteurs, s’avère plus discutable. Le Demofoonte du ténor Mario Zeffiri, au médium superbement timbré, affiche un registre aigu pour le moins étrange, émis dans un falsetto puissant et impressionnant, mais en totale rupture avec le reste des registres. Pour autant la témérité du chanteur, qui parvient, avec une superbe scénique digne du souverain qu’il incarne, vient à bout de ce rôle à l’écriture inhumaine pour un ténor moderne. L’écriture est en effet à mi-chemin entre le ténor aigu et le baryton, authentique baritenore, annonçant déjà les rôles qu’écrira plus tard Rossini pour cette tessiture.
On ne peut s’empêcher de rêver et d’imaginer à ce que cette oeuvre aurait donné servie par de vrais gosiers de l’ampleur de Joan Sutherland ou de Chris Merritt – dont la tessiture ahurissante aurait convenu parfaitement à la démesure tragique et lyrique du personnage de Demofoonte.
La soprano Giacinta Nicotra, très crédible en Timante, s’en tire avec les honneurs de son rôle hybride – d’ailleurs confié à une mezzo dans la première distribution –, déployant une belle ligne de chant, malgré un vibrato un peu trop prononcé, et incarnant avec émotion ce prince éperdu d’amour.
Cherinto, le jeune frère de Timante, est bien campé par Irini Kyriakidou, mais manque singulièrement de relief physique, à l’instar de l’Adraste de Pamela Lucciarini.
Le contre-ténor Nicola Marchesini, dans le magnifique rôle du ministre Matusio, se révèle dans la lignée des falsettistes italiens, à l’étendue vocale stupéfiante, mais au timbre strident et dépourvu de toute rondeur, loin de la finesse musicale d’un Nicholas Spanos ou d’un Angelo Manzotti.
Les deux seuls rôles de femmes de cet ouvrage sont, de très loin, les mieux servis. Barbara Bargnesi, donnant vie à la belle Dircea, peu en voix au début de la représentation, voit son chant s’embellir au fil du spectacle, se dotant peu à peu de superbes couleurs, et faisant montre d’un art consommé du pianissimo. Son incarnation scénique est par ailleurs d’une élégance et d’une finesse remarquable.
Sa rivale, l’arrogante – mais sensible – Creusa, incarnée par Auxilidora Toledano, attire les regards dès son entrée par sa présence physique indéniable. Son timbre est beau, sa technique merveilleusement accomplie lui permet d’afficher une facilité éblouissante lors de ses périlleuses interventions vocales, et sa musicalité fait merveille. Un nom à suivre assurément.
La distribution est inégale, mais riche de promesses. Reste Riccardo Muti : le véritable maître d’œuvre de cette soirée, très attendu et au triomphe mérité. Porteur et acteur du défrichement patrimonial napolitain, Riccardo Muti importe ainsi son savoir faire de Naples dont il est natif (il y est né en 1941), à Salzbourg et donc Paris. La production a été présentée précédemment lors du Festival de Pentecôte de Salzbourg, en mai 2009. Doté d’un charisme hors du commun, il tient véritablement les rênes du projet tout entier. De ses gestes amples et mesurés, il soutient les chanteurs comme les musiciens, les conduit, les guide en véritable maestro concertatore, usant de son pouvoir ensorcelant pour obtenir d’eux le meilleur de leur talent.
Après cette démonstration éclatante de son art, il ne reste plus qu’à espérer qu’il reviendra rapidement à Paris, cette fois dans un ouvrage du répertoire dont il détient les clefs… pourquoi pas un Verdi ?
Paris. Opéra Garnier, le 20 juin 2009. Niccolò Jommelli : Demofoonte. Livret de Pietro Metastasio. Mise en scène : Cesare Lievi. Décors : Margherita Palli ; Costumes :
Marina Luxardo ; Lumières : Luigi Saccomandi ; Assistant à la mise en
scène : Idelson Da Silva Costa ; Assistante aux décors : Guia Buzzi. Avec Demofoonte : Mario Zeffiri ; Dircea : Barbara Bargnesi ; Timante : Giacinta Nicotra ; Matusio : Nicola Marchesini ; Creusa : Auxiliadora Toledano ; Cherinto : Irini Kyriakidou ; Adrastro : Pamela Lucciarini ; Gardes : Paolo Buf alino, Alessandro Danani, Fabrizio Cantaro, Mauro Paglialonga ; Amis de Timante : Michele Merli, Matteo Montanari ; Prêtres : Riccardo Nonnis, Enrico Ghirardi. Orchestra Giovanile Luigi Cherubini. Riccardo Muti, direction.
Texte mis en ligne par Alexandre Pham. Rédigé par Nicolas Grienenberger.
Illustrations: Opéra de Paris Jommelli,Demofoonte 2009 © F.Toulet