met en scène une corporation d’artistes, y célèbre les vertus de l’art
éternel, tout en critiquant les plus conservateurs. Or Paul Hindemith,
allemand de souche, inquiété par les nazis et interdit par le régime
hitlérien (dès 1933), va plus loin. En rendant hommage à l’oeuvre du
peintre de la Renaissance Mathias Grünewald (d’où le titre de son
opéra, Mathis le peintre, Mathis der maler), le compositeur
prend acte du contexte politique auquel il a été confronté: il imagine
un opéra historique qui se déroulant à Mayence au XVIè, aborde
directement le rôle de l’artiste dans la société, face aux événements de
l’actualité. Surtout Hindemith définit ce que doit être une oeuvre en
phase avec son époque.
Mis à l’index par Goebbels (mais défendu par le chef
Furtwängler qui créa avant l’opéra, la suite symphonique extraite de la
partition lyrique en chantier), Paul Hindemith, « bolchéviste musical », « bruiteur atonal », répond
même très précisément aux attaques dont il est l’objet, dans la
rédaction du livret qui est de sa main. Contre la critique de Goebbels
qui dénonçait une musique « sans résonance dans le peuple », le
compositeur prend soin d’énoncer très clairement les principes de l’art
qu’il défend: un art certes porté par un don reçu de Dieu mais qui ne
peut prendre son juste envol s’il n’est directement relié aux hommes de
son temps grâce à son essence populaire. Ainsi Hindemith fait-il dire à ses deux personnages clés, Mathis et Schwalb (final de la scène 2 du premier tableau: « Ce
qui en toi sous forme d’actes doit s’épanouir, ne pousse dans le soleil
de Dieu que si tes racines nourricières plongent loin dans la terre
profonde de ton peuple ». Art divin, art populaire: telles sont les
deux facettes d’une vocation digne de ce nom. Deux champs de réalisation
que Mathis expérimente au cours de l’opéra. Et qu’il sait même
concilier au terme des 7 tableaux.
L’artiste et le peuple
Dès le début, un personnage titille le peintre et excite ses doutes et ses interrogations: c’est Schwalb, le chef de la révolte paysanne qui demande à Mathia: « créer et former, est-ce assez? N’es-tu pas plein de ton seul intérêt? »...
Il ne s’agit plus d’être ce peintre égoïste, favorisé par le Cardinal,
qui a peint pour l’enchantement de l’élite quitte à s’isoler du monde…
Mathis a aussi sa place à prendre dans le fracas d’un monde à feu et à
sang, dévasté par les guerres de religion et aussi la lutte des plus
miséreux contre l’enrichissement des plus puissants. Schwalb épingle le
narcissime préservé du créateur, hors du monde.
L’ouvrage fait donc le portrait d’un artiste qui se découvre une conscience.
Déterminé et même violent, il devient ce défenseur des victimes
qu’elles soient simples paysans (Schwalb et sa fille Regina) ou…
aristocrate (la princesse Helfenstein). Contre la barbarie et la
violence, cet humaniste pacifiste cherche à donner un sens à sa vie, lui
dont le bras et la main sont paralysés par la souffrance et les crimes.
Homme de compassion, Mathis ne peint jamais pendant l’opéra: il est
conduit par cette nécessité d’agir concrètement, aux côtés du peuple qui
souffre.
Mais dans sa forme, l’opéra d’Hindemith n’est pas sans
déconcerter: longueur des tableaux parfois redondants, absence de
mélodies, pas de duos amoureux nettement établi et structurant les
confrontations… mais une peinture musicale qui sait (souvent
habilement d’ailleurs) convoquer la foule et le peuple (paysans,
partisans de Luther contre ceux de Rome pour le tableau de la Cour de
l’archevêque Mayence). La scène fourmille de personnages comme les
retables allemands du XVIè siècle.
En définitive, voici une partition qui s’impose davantage comme un oratorio
qu’un drame prenant par son action scénique. Hindemith n’évite pas
l’exposition de ses propres conceptions, souvent d’une manière plus
déclamée et statique que réellement dramatique. Mathis incarne les
interrogations d’une âme insatisfaite, saisie par la cruauté du monde
dont les tumultes et les spasmes barbares frappent à la vitre de son
atelier (d’où cette immense frondaison argentée et mouvante au fond de
la scène). Face à lui, le Cardinal qui comprend son art; l’amoureuse
Ursula (émouvante Melanie Diener) dont l’amour ne
répond plus à sa soif de sens. Il y aurait peut-être Regina la jeune
fille de Schwalb, qui le suit pendant son errance dans la forêt et ses
visions mystiques… Mais face à son destin, Mathis reste seul. En proie
à ses visions, il reçoit finalement son salut comme peintre par la voix
du cardinal Albrecht converti, figure de Paul, dans le tableau 6: si
Dieu l’a doté d’un tel talent, il devait prendre soin de le pratiquer;
mais, d’une autre façon, ses expériences parmi ses contemporains ont
aussi enrichi son métier. Au terme de sa carrière, art et vie sont donc
réconciliés. D’où le renoncement final de l’homme qui a accompli son
chemin et qui un à un, se détache des liens qui le reliaient au monde et
aux hommes (dont en particulier le ruban rose qui le rapproche des
femmes, Ursula et Regina).
Mathis/Hindemith dans la tourmente de l’histoire
Scéniquement, la production de l’Opéra Bastille réalise une magnifique entrée au répertoire de l’ouvrage créé à Zürich en 1938: de surcroît dans la vision d’Olivier Py, dont on a pu récemment louer la sublime mise en scène de Tristan und Isolde de Wagner à Angers Nantes Opéra (mai et juin 2009).
Les partisans de l’homme de théâtre retrouve les éléments désormais
familiers de ses scénographies en noir et blanc: lit métallique, néons
aux lueurs blafardes, machineries colossales et plateaux mobiles, milice
et bergers allemands… Pourtant il y a un vrai travail plastique et
chromatique (de la couleur chez Py!) dans l’architecture du décor
dynamique, en particulier sur les arabesques de l’immense chasse
gothique contenant les reliques de Saint-Martin rapportées par
l’archevêque Albrecht au début de l’opéra: découpes et arcatures dorées
et leurs boulons accrochant la lumière rappellent ici l’âge noir des
guerres de religion au XVIè; les arcatures démultipliées divisent et
structurent tout l’espace scénique… c’est aussi une évocation (trop
sommaire à notre goût) des tableaux de Grünewald dont Olivier Py
recompose très allusivement les figures des retables. Les amateurs du
peintres en seront pour leurs frais: aucune citation visuelle des
retables du Maître, ni de ses formidables créations entre poésie,
mysticisme et fantastique. Seules des silhouettes minuscules mi hommes
mi bêtes expriment dans les visions de la forêt d’Odenwald, l’action des
tentateurs auxquels le peintre perdu dans le monde, sait résister.
De même au début dès le tableau 1, sur un plateau de théâtre,
des comédiens semblent prendre la pose des silhouettes peintes par
l’artiste légendaire. Poétique aussi, cet ange aux ailes rouges et torse
nu qui indique grâce à un miroir qui réfléchit la lumière, à la fin du
premier tableau, ce monde des hommes réels que Mathis va apprendre à
connaître.
Le spectacle renforce l’éclat solitaire des tempéraments, tous
maltraités par la violence d’une époque criminelle: à l’angoisse de
Mathis (dont Py fait même un suicidaire à la fin du tableau IV), répond
l’ivresse ardente d’Ursula (finalement rejetée par le peintre et qui
finit manipulée par les dévots radicaux comme séductrice opérant sur
l’archevêque Albrecht, sa conversion au luthéranisme); le Schwalb du
ténor Michael Weinius montre toute l’énergie héroïque
d’un champion contre l’injustice (relief du verbe, musicalité parfaite),
et lui aussi évacué (assassiné) pendant la révolte des paysans contre
l’armée du sénéchal…
Dans le rôle-titre, Matthias Goerne apporte son timbre
puissant aux couleurs de miel, tout engagé par les visions et
l’idéalisme concret d’un peintre exemplaire; dommage cependant que le
baryton aborde le rôle de la même façon, teintes et camaïeux
monolithiques et toujours prévisibles, mais trouvant le ton juste pour
son renoncement ultime.
En revanche, le personnage du cardinal, pourtant lui aussi, dévasté et
métamorphosé par l’action, est bâclé et réduit par le chant sans
intelligence (et d’une vaillance systématique hors sujet) du ténor Scott
Macallister: il s’agit pourtant dans la conception d’Hindemith d’un
personnage capital qui n’est pas sans « doubler » la vocation et
l’évolution du peintre: jeune âme encore indécise et qui pourtant sait
en cours d’action, renier Rome, se convertir, refuser la main d’Ursula,
et finir auprès des plus miséreux; l’amateur d’art finit en serviteur du
peuple. Quelle métaphore!
L’Orchestre maison est somptueux, d’une finesse et d’une urgence
délectables, et le chef sait conduire la tension sans baisse de tonus.
Du grand art.
Malgré sa longueur (pas moins de 7 tableaux, deux entractes et près de 3 heures et 20 minute de musique), la production de Mathis le peintre
est une expérience visuelle et musicale passionnante. Si l’ouvrage du
point de vue du compositeur a des prétentions historiques et donc
philosophiques, il contient aussi les ferments intimes d’une vie
meurtrie par son époque. Mathis c’est évidemment Hindemith, proie de
calomnies et d’une haine sans fondement au coeur de l’ouragan.
Après Cardillac (autre production nouvelle à l’Opéra national de Paris et portée par l’ancien directeur Gérard Mortier), ce Mathis der maler
indique un regain d’intérêt tout au moins à Paris pour le compositeur
détesté des nazis. Sur les traces de Furtwängler, on ne peut qu’être
séduit par la très haute valeur morale et spirituelle du livret et de la
partition. Voici donc une nouvelle production à porter au crédit de
Nicolas Joel, heureux accomplissement qui en annonce un autre prochain
probable, Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai (1914),
à l’affiche de l’Opéra Bastille, à partir du 31 janvier 2011, autre
ouvrage qui fait aussi son entrée au répertoire de l’auguste maison
parisienne.
Production à découvrir jusqu’au 6 décembre 2010. Encore 3 dates: les 1er, 3 et 6 décembre 2010.
Paris. Opéra Bastille, le 28 novembre 2010. Paul Hindemith (1895-1963): Mathis le peintre, Mathis der maler,
opéra en sept tableaux, 1938. Nouvelle production. Matthias Goerne
(Mathis), Michael Weinius (Hans Schhwalb), Melanie Diener (Ursula),
Martina Welschanbach (Regine), … Orchestre et choeur de l’Opéra
national de Paris. Christophe Eschenbach, direction. Oliver Py, mise en
scène.