Le chorégraphe qui a pris sa retraite du Nederlands Dans Teater (NDT, La Haye) en 2009, nous livre ici une conception finale d’un ballet conçu dès 19885 créé en 1988 auquel a déjà participé le Corps de ballet parisien (1991). C’est un retour attendu sur une oeuvre phare (le premier grand ballet de Jiri Kylian) et aussi, le nouvel avatar d’une partition majeure de la musique contemporaine japonaise, signée Maki Ishi (mort en 2003) lui-même fils de l’inventeur de la danse moderne au Japon. Le spectacle est total, à la fois sur les planches et dans la fosse: sous la conduite millimétrée du chef Michael de Roo (lequel a proposé la partition de Ishii à Jiri Kylian pour en faire le ballet) que nous connaissons, les percussionnistes japonais (aux gestes tout autant chorégraphiques) et occidentaux règlent une performance stupéfiante entre ondulations irisées et déflagrations croissantes. L’arc expressif de l’orchestre réussit des écarts sidérants, débutant (et concluant) avec les notes voilées oniriques des frottement d’archets, jusqu’aux coups de tonnerre des taikos (tambours) frappés avec des bâtons qui battent la chamade, assénant au moment des combats et des fracas guerriers, une volée de déflagrations impressionnantes.
Face au chef, 3 musiciens Gagaku, en costumes traditionnels, soulignent l’incise mystérieuse du conte millénaire grâce aux arêtes énigmatiques des instruments classiques japonais: ryutchi (flûte), sho (petit orgue), hichiriki (hautbois)… ce trio placé au centre exprime cet appel suspendu au rêve et à l’harmonie primitive: il exalte la danse aérienne de la princesse, tout en soulignant combien l’accomplissement de son idéal ne peut être terrestre.
Lumière dans la nuit
L’histoire légendaire de la princesse Kaguyahime (littéralement, « lumière qui resplendit dans la nuit ») nous montre combien l’humanité n’est pas prête pour recevoir la beauté pure. Les hommes s’entredéchirent pour la posséder; même l’Empereur (Mikado) la convoite… pour l’emprisonner. Si peu force d’harmonie: plutôt source captivante qui exacerbe les passions les plus destructrices… A peine après s’être incarnée en s’extirpant de son bambou originel, K est trop vite saluée par la danse frénétique des villageois: la transe devient menaçante; l’action se précipite, précisant des clans ennemis pour que s’impose au début de la seconde partie, un spectacle de guerre retentissant, le plus foudroyant que l’on peut voir sur scène: les percussions et tambours japonais (superbe énergie du groupe Kodo de l’île de Sado) déchirent l’air de Bastille, soumettant le public aux trépidations décuplées qui scandent la tension affrontée des danseurs.
Contraste saisissant ensuite, que l’apparition de K, tel un oiseau blessé qui semble flotter brusquement, dans le silence, comme par magie, sur une onde noire, immense voile au vent qui porte le deuil de ses espoirs terrestres. La créature, fille de la lune, n’a aucun avenir sur terre. Elle doit quitter ce monde trop barbare, qui ne la comprend pas.
Un cygne blanc…
A la fois cygne blanc aux blessures ondulantes et souples, mais aussi albatros soumis à l’apesanteur d’une société qui passe son temps à se défier, K évolue dans un espace indistinct, sans trouver ses marques. La danse que réserve Kylian à son héroïne n’est pas de caractère. Elle est plutôt de langueur, suspendue, à vide, sans retour: comme une bouteille jetée à la mer, et qui ne trouve jamais d’écho.
Apparition d’un bout à l’autre captivante, Marie-Agnès Gillot prête sa silhouette de déesse indienne et de prêtresse lunaire, à la courbe plaintive de Kaguyahime: son séjour sur terre tourne à la crispation et à la terreur, jusqu’au tableau de l’Empereur dont l’apparition au centre d’un immense dais d’or reste mémorable… La guerre est la langue ordinaire des mortels désirants: chacun s’efface dans ce dévoilement horrible.
Dans la nouvelle production de Bastille, la réalisation scénique recherche la décantation: jeux d’ombre et de lumière, caresses rasantes des spots sur les corps terrassés, ombres de chevaux au galop… marquant les temps forts du précipice collectif; le vide peu à peu nous parle: il se nourrit des tensions et des cris des tambours pour hurler l’impossibilité humaine à trouver et vivre le bonheur.
Dans cette nouvelle réalisation, le ballet a gagné une grandeur suggestive inouïe: l’ivresse de la danse fusionne avec le sauvage pessimisme de la musique. Voici depuis Signes de Carolyn Carlson (où brillait déjà le corps sublime de Marie-Agnès Gillot), l’un des ballets contemporains les plus éblouissants vus à Bastille. Grandiose. A voir jusqu’au 15 juillet 2010..
Arthaus musik a édité le dvd de Kaguyahime, mais dans une première version scénographique de 1994, préalable à la nouvelle production de Bastille qui marque aussi l’entrée du ballet et de la partition au répertoire de la scène parisienne.
Paris. Opéra Bastille, le 14 juin 2010. Jiri Kylian: Kaguyahime (1988). Maki Ishii, musique (1985). Nouvelle production. Marie-Agnès Gillot (Kaguyahime). Mathias Heymann, Alession Carbone, Joshua Hoffalt, Julien Meyzindi, Adrien Couvez (les prétendants), Stéphane Bullion (Mikado)… Kodo, Gagaku, Percussions invitées. Michael de Roo, direction.
Illustrations: Anne Deniau © Opéra national de Paris
1. Kaguyahime (Marie-Agnès Gillot) après la guerre
2. Kaguyahime et l’Empereur (Marie-Agnès Gillot et Stéphane Bullion)