lundi 12 mai 2025

Paris. Opéra Bastille, jeudi 3 février 2011. Riccardo Zandonai: Francesca da Rimini, 1914. Svetla Vassileva, Roberto Alagna… Giancarlo del Monaco, mise en scène. Daniel Oren, direction

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Saluons l’esprit défricheur du directeur de l’Opéra, Nicolas Joel: après Mireille, Mathis le Peintre, voici Francesca da Rimini (1914), partition nouvelle qui fait donc son entrée au répertoire de la Maison parisienne. C’est une fresque médiévale et vériste d’après la tragédie fleuve de D’Annunzio (lui-même inspiré de Dante). La mission de l’Institution est aussi de nous offrir de superbes découvertes, la partition de Riccardo Zandonai, en est une. Et de taille. L’élève de Mascagni, renouvelle très vite la leçon apprise: son vérisme sait être poétique et symphoniquement original. Avec Francesca da Rimini, Zandonai , âgé de 30 ans, laisse une oeuvre maîtresse, d’une unité forte liée en partie à l’excellente adaptation du texte de D’Annunzio, réalisée par Tito Ricordi…
Passons les nombreuses critiques infondées quant aux soit-disantes « kitcheries » confuses, inutiles et insupportables de la mise en scène et des décors: il suffit de lire 3 lignes du livret programme, -toujours d’excellente qualité éditoriale-, pour comprendre et mesurer la cohérence de la réalisation.
C’est un choix visuel qui prend son sens dans le respect de la partition et par référence à sa genèse… Le metteur en scène, Giancarlo del Monaco, fils du ténor Mario del Monaco -lequel chanta le rôle de Paolo-, inscrit l’ensemble du dispositif scénographique dans le sillon de la source littéraire dont émane l’opéra de Zandonai: partout l’image et la figure du poète Gabriele D’Annunzio sont implicitement présentes.


Chez D’Annunzio

Sur l’immense voile de scène d’abord, où son masque mortuaire paraît, semblant flotter dans l’espace et dormir du sommeil des justes; l’effigie paraît aussi sur l’un des murs de la chambre de Francesca (III et IV)… C’est aussi, surtout, le décor de la villa du poète italien, dénommée Il Vittoriale degli Italiani, qui est reproduit littéralement: monumentalisme néopompéien, en noir, rouge et or, avec ses marbres antiques et ses statues alanguies de la Renaissance… l’accumulation des objets, ce clinquant suranné mi symboliste mi décoratif recomposent sur les planches de Bastille, l’ambiance de la villa mausolée qu’a édifié le poète soldat sur l’une des collines surplombant le lac de Garde. Le lieu où vécut D’Annunzio dans une ambiance d’antiquaire et de collectionneur (en particulier le lit du poète surplombé par une allégorie nue de Michel-Ange) y est explicitement évoqué. Tout le climat érotique et fantastique, symboliste et « décadent », propre à l’artiste, s’affirme ici.
Il rappelle l’oeuvre poétique de D’Annunzio à son époque, qui est une relecture du mythe médiéval de Francesca da Rimini, … sous le filtre des images et des thèmes chers au mouvement Liberty italien: raffinement des images, accumulation des références historiques et esthétiques, éclectisme stylistique, mystère, allusion, mais aussi brutalité et cruauté… Cette distanciation historique justifie d’emblée l’idée de transposer l’action de l’opéra, non pas dans ce Moyen Age inspiré de Dante, mais bien à l’époque de D’Annunzio.
D’autant que Zandonai reste frappé par le texte de D’annunzio: c’est moins le sujet légendaire que la propre vision du poète, ample pièce de 5 actes qui inspire son idée d’écrire un opéra tragique. Après un arrangement d’un montant de… 20.000 lires, les droits furent cédés et les espèces négociées, versées dans la cassette du poète. Le texte original fut soumis à un régime minceur pour entrer dans le format lyrique: l’intrigue gagna en rapidité, précipitation, impact et contrastes. Le résultat nous est offert sur la scène parisienne avec un brio indiscutable.

Tout prend alors un sens dans ce jeu de références, où Giancarlo del Monaco souligne l’attraction de la figure de D’Annunzio dans le travail du compositeur: visuellement, les parfums entêtants voire dérangeants du style Liberty marquent l’ensemble de la réalisation: au néoclassicisme du palais Malatesta dont nous avons parlé, répond exacerbation des couleurs des costumes (bleu nuit pour les deux jeunes gens), l’opulence des étoffes (qui couvre la table du repas au IV…), cet orientalisme néo antique à la Alma Tadema, cet éclectisme propre au tournant des deux siècles (XIX/XXè)… créé en 1914, l’opéra de Zandonai en exprime alors l’ultime essor.


Découverte majeure
Tout cela souligne le souffle souvent pompier voire grandiloquent pour ne pas dire hollywoodien de certaines pages, qui n’empêchent pas cependant, l’atmosphère plus éthérée d’autres, réellement très réussies comme le duo des amants maudits (dans la chambre de Francesca au III): ce wagnérisme vériste, revisitant Puccini, Strauss et Debussy, pas moins… et aussi Massenet.
A la langueur extatique des pages amoureuses, soulignons la justesse des duos de Francesca avec sa soeur (I), avec sa suivante (début de la dernière scène au IV): ici et là, expression angélique de féminités juvéniles et meurtries, frustrées et impuissantes.

Voici un opéra de langueur, où l’amour est un poison vénéneux qui embrase et brûle les coeurs qu’il attise. Désirante, mariée contre sa volonté à un homme qu’elle n’aime pas, Francesca se languit d’une vie meilleure en évoquant comme un mélopée douloureuse l’union illégitime, moins du couple mythique Tristan/Yseult que celui de Lancelot avec la Reine Guenièvre… pourtant mariée (elle aussi) au Roi Arthur. Ici les légendes se mêlent: il y a évidemment un parallèle poétique entre Francesca/Paolo/Giovanni, et Guenièvre/Lancelot/Arthur, sans omettre Yseult/Tristan/Mark…

Tout est perçu à travers les yeux et l’esprit de Francesca: c’est pourquoi le premier tableau qui est celui de la rencontre de Francesca et de son futur époux, Giovanni Malatesta (le Boiteux), devient celui idyllique, fleuri, fantasmé, de Francesca et de Paolo (le beau): verger fleuri et salon d’hiver très encombré, l’espace se fait chambre des futurs amants. C’est à peine si le metteur en scène précise qu’il s’agit en définitive d’une tromperie: Francesca, princesse de Rimini, a accepté ce mariage avec le clan Malatesta en pensant qu’elle épouserait le Beau, et non le Borgne… on comprend désormais sa rancoeur et l’envie d’en changer.

Côtés voix, la nouvelle production de Bastille est proche de l’excellence: difficile de regrouper d’aussi passionnants chanteurs. D’abord, le couple des frères ignobles et pervers: Giovanni et Malatestino. Ames possédées par la barbarie guerrière, le Boîteux et le Borgne sont des tares humaines; ils apportent en particulier dans les actes III et IV, cette couleur de la cruauté sadique: le premier est un infirme en fauteuil mais non moins dominant sanguin (mordant et félin George Gagnidze); le second bossu (impeccable William Joyner) louvoie, courtise (Francesca), et décapite (pendant la scène du repas) ce rival gibelin, fait prisonnier après la bataille du II… Zandonai réserve au 3è fils Malatesta, un épisode prosodique saisissant quand Malatestino dénonce à l’époux, la relation coupable de sa femme avec Paolo… grand moment de vérisme shakespearien, revisitant Verdi et Puccini (fin de la scène dans une salle du palais, au IV).

Face à ce couple noir, les deux amants « nocturnes » sont exaltés, beaux, voués au monde de la nuit: Francesca et Paolo fusionnent en une extase suspendue pendant tout le tableau de la chambre de Francesca (II) où Zandonai renouvelle l’acte extatique du Tristan Wagnérien…Voix puissante et jamais couverte par l’orchestre (pourtant omniprésent, y compris sur scène), Svetla Vassileva sait compenser son manque de subtilité et de phrasé par un timbre chaud et opulent: c’est aussi une actrice naturelle qui rappelle combien Zandonai écrit certes un rôle vocalement écrasant mais exige aussi un vrai tempérament théâtral pour incarner Francesca, personnage initialement façonné par D’Annunzio pour sa muse et maîtresse, l’actrice Eleonora Duse.
A ses côtés, figure de la vaillance lumineuse, embrasée aussi par ce post romantisme byzantin et oriental propre à l’esthétique début du siècle, Roberto Alagna proclame avec de vrais moyens et une technique infaillible, cet amour sensuel auquel rien ne résiste; et Francesca s’enflamme dans ses bras, consciente de l’adultère commis, mais si heureuse toute abandonnée à cet idéal qui est le vrai sujet de l’opéra: fusion des êtres, langueur et volupté empoisonnée, d’une irrésistible attraction, selon le modèle de Zandonai dans ce domaine, Wagner et son Tristan magicien.

Dans la fosse, Daniel Oren déploie une énergie évidente pour ciseler l’orchestration flamboyante de la partition: solo de violon et de contrebasse, flûtes et hautbois, mais aussi percussion à l’envi, … l’Orchestre national de l’Opéra de Paris montre à nouveau un niveau captivant. Rugissements, rythmes opiniâtres, accents vaporeux… l’éclectisme hyperactif de la fosse diffuse ses parfums envoûtants comme un encensoir. Le public applaudit non sans raison cet intense moment de théâtre vocal qui est aussi une grande découverte musicale. A l’affiche de l’Opéra Bastille, jusqu’au 21 février 2011.

France Musique diffuse en direct l’opéra Francesca da Rimini, samedi 19 février 2011 à 19h30. Même diffusion en direct sur Mezzo le 16 février 2011.


Riccardo Zandonai

(1883-1944)

Francesca da Rimini

(Turin, 1914)
tragédie en 4 actes

Paris, Opéra Bastille


Du 31 janvier au 21 février 2011



Daniel Oren, direction
Giancarlo del Monaco, mise en scène

Illustrations: Riccardo Zandonai, Gabriele D’Annunzio, Paolo et Francesca par le peintre Anselme Feuerbach (DR)

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