C’est une voix dont l’excellence technicienne nous rappelle l’essentiel: la vérité du chant. Aucun baryton depuis Dietrich Fischer-Dieskau (DFD) n’a maîtrisé l’art du lied avec autant de simplicité, d’évidence, d’intensité recueillie. Christian Gerhaher dont nous avons souligné à plusieurs reprises l’évolution admirable du style, s’affirme comme un diseur inouï… grâce au raffinement de cette couleur plus italienne que réellement germanique qui le distingue immédiatement des Matthias Goerne ou Dietrich Henschel. Il pourrait demain chanter Mozart (Le Comte, Alfonso…) en y déployant ce « fruité élégant » qui avec un sens inné de l’articulation dramatique, sait projeter et articuler le pouvoir hypnotique du texte. Ses premiers Wagner sont de la même eau: puissants et chambristes, révélant la part insoupçonné du rêve et de la vie intérieure. Et pourquoi pas, sur les traces de son illustre aîné (DFD), Verdi dont Posa (Don Carlo) ou Falstaff, lui permettront encore de perfectionner une diction chantante si délectable? En 2010, Christian Gerhaher chante Wolfram von Eschenbach (Tannhäuser de Wagner, à Vienne et à Munich sous la direction de Nagano et Welser-Möst; un nouveau rôle qu’il a inauguré à Madrid en avril 2009)…
D’autant que, à Paris, contrairement au titre du cycle proposé par le Musée d’Orsay (l‘art de l’accompagnement vocal), c’est moins le piano seul (déjà, pictural et suggestif, très convaincant de Gerold Huber, son partenaire familier) qu’une véritable osmose entre l’instrumentiste et le chanteur à laquelle nous assistons ce soir: le concert pourrait même être le point d’orgue de la programmation musicale du musée pour la saison 2008-2009.
Nous l’avions déjà écouté au concert à Bruxelles, dans Mahler (le 18 février 2008, Rückert lieder) sous la direction de Philippe Herreweghe et l’Orchestre des Champs Elysées. Avec Christian Gerhaher, le seul plaisir de la note ne se suffit pas à lui-même: certes la musicalité est totale, la ligne vocale et son admirable legato savent « négocier » avec le parcours plus sinueux des accents expressifs, finement choisis selon chaque mot: intention, connotation, réitération, nostalgie, et désir (Sensucht)… L’interprète n’a pas qu’une voix suave: il sait dire et exprimer grâce à une palette de nuances dont l’étendue et la perfection captivent. Tous les climats émotionnels et les sentiments les plus ténus affleurent ici un une mer intime bouillonnante que le chantre habité et halluciné sait linguistiquement poser, sans artifice, mais avec un naturel et un style à couper le souffle. Que dire de la science des intervalles magnifiquement maîtrisée, passant du pianissimo caressé, à la rage désespérée et démunie (fortissimo) en une fraction de seconde?
L’acoustique de l’Auditorium du Musée d’Orsay avec entre autres son plafond de bois cintré est un écrin désigné pour se délecter d’un chant aussi ciselé.
En choisissant Schubert, Christian Gerhaher revient à l’essence même du répertoire romantique allemand: aux sources des poètes Rellstab et Heine, pour un Schwanengesang (Chant du Cygne), déroulé en 13 stations. On sait que cycle D 957 regroupe les ultimes lieder de Schubert, en un ordre que le compositeur viennois n’a pas validé. Mais il est frappant de relever leur unité de ton et de climats (par leurs thèmes enténébrés) comme de caractère du seul fait qu’ils sont chantés par une voix habile et ductile, dont le métal assure la secrète cohérence, l’inestimable unité poétique.
Chant à l’aimée perdue ou inaccessible, errance hallucinée sur les vapeurs d’une eau morte, brumes indistinctes au dessus d’un paysage sans soleil… ici règne non pas le mensonge du jour et de la vie, mais la vérité de l’amour et du sentiment sincère. Tout un monde d’allusions et d’illusions qui prélude au théâtre de Wagner (Tristan und Isolde).
Voix de l’absence, du déchirement, de la séparation ou du deuil, le baryton sait passer dans l’Autre Monde pour mieux nous en chanter l’indicible nostalgie: c’est alors un chant dédoublé, transfiguré qui change subitement de couleur, où l’âme découverte tisse des joyaux de tendresse et d’innocence enfantine. Les aigus sont fluides, couverts sans tension, grâce à la ductilité de sa voix mixte.
A l’évocation ardente du Printemps, ne surgit qu’une insatisfaction répétitive, en un balancement déchirant qui souligne l’extrême solitude (Frühlingssehnsucht, Nostalgie de Printemps). Tout séjour (Aufenthalt) n’est que cri d’amertume (forte déchirant sur le seul mot central: « Schlägt« ) et le chanteur suit les traces du Voyageur qui fuit le monde pour ne jamais mourir au désir. Son Adieu (Abschied) résonne encore en sa « lumière triste » et son deuil à toute joie terrestre….
Pour Der Winterabden D 938 (d’après le poème de Ritter von Leitner), Christian Gerghaher va plus loin encore et toujours, jusqu’à l’extrémité d’une voix fraternelle, saisissante: le tableau hivernal où c’est le piano qui dépose les flocons, sert d’écrin à la beauté de la voix qui rayonne par l’éclat de sa justesse poétique et la profondeur de sa sincérité humaine. Le baryton dévoile en filigrane dans ce tissu de l’âme romantique allemande, des pépites proustiennes: le pouvoir incantatoire et murmuré de la voix ressuscite physiquement odeur et frémissement tactile, sensation concrète d’un souvenir enfoui, oublié et si tendrement chéri. Quant à la mort, elle place sa main vorace dans chaque strophe, ombre inquiétante et persistante: Der Doppelgänger (le Double) devient un hymne terrassé et terrifiant où le poète, schizophrène démasqué, fait face à son propre crâne comme Hamlet ou La Madeleine face à leur destinée… Il faut bien la caresse allusive de « Die Taubenpost » (Le pigeon voyageur sur le texte de Johann Gabriel Seidl) pour se remettre d’un voyage si halluciné d’où le chant sort vainqueur.
Paris. Musée d’Orsay, Auditorium, jeudi 18 juin 2009. Récital Christian Gerhaher, baryton. Franz Schubert (1797-1828) : Schwanengesang D.957; Drang in die Ferne D.770; Der Winterabend D.938; Des Fischers Liebesglück D.933; Taubenpost D.965A. Gerold Huber, piano.
radio
Le concert est diffusé le 28 juin 2009 à 20h sur France Musique.
Franz Schubert
Schwanengesang, D.957
Drang in die Ferne, D.770
Taubenpost, D.965A
Der Winterabend, D.938
Des Fischers Liebesglück, D.933
Christian Gerhaher, baryton
Gerold Huber, piano
Concert donné le 18 juin 2009 à l’auditorium du musée d’Orsay à Paris
Illustrations: Christian Gerhaher (DR)