Météo beau-fixe et génie acoustique
Parfois tout de même, entre orages suspendus, baladeurs et capricieux, tornades et tourbillons emmistralés, il se fait des havres de paix sous le Mur. La 2nde représentation de aura bénéficié de conditions idéales : quelle beauté du ciel bleu-pâlissant puis nocturne, de l’air tiède mais sans chape de plomb comme en période caniculaire ! Et le mélomane-critique se met en tenue de Mr-Météo jubilant, porteur de bonne nouvelles. Histoire aussi d’apprécier à son irremplaçable valeur la transmission acoustique, inventée il y a deux millénaires, « intacte » malgré les éc(r)oulements de civilisations, comme si cela venait de naître sous nos oreilles éblouies. Le du 40e anniversaire n’est, si on compte bien, que le 7e de cette série d’un opéra chéri du public. Mais paradoxe en ces palmarès de l’extrême, le chef italien Rizzi-Brignoli est pour la 1ère fois sous le Mur, tandis que le chanteur du rôle-titre, Leo Nucci, lui aussi « tout neuf invité ici », a joué durant sa longue et grande carrière, plus de … 450 fois ! Ce livre Guinness des records orangiens pouvait ainsi faire tout espérer…et craindre.
Pas de révolution, mais la lisibilité
Disons tout de suite des satisfactions non inattendues devant ce qui ne bouleverse pas l’ordre des valeurs sûres mais constituent un cadre convenable pour les jaillissements musicaux. Ainsi parlera-t-on d’une mise en scène qui ne se fait pas remarquer par ses intuitions révolutionnaires, euphémisme désignant le travail un rien conventionnel de P.E.Fourny (en fait, son 2nd à Orange), mais assurant la lisibilité d’ensemble, propice à l’épanouissement des voix chorales, orchestrales et solistes. Le carrosse brisé avec dispositif envers-endroit astucieux ne mérite certes pas un prix d’esthétique, mais enfin, comme on dit ailleurs : « voiturez-nous les commodités de la conversation »… On ne rencontre pas comme dans l’Aida de juillet un « verdisme décalé, d’Egypte antique en Suez XIXe, voire Printemps Arabe du XXIe », mais du solide XVIe, cour du duc de Mantoue chez François Ier comme si vous repartiez chez Victor Hugo même pas censuré, sans méchanceté pour le Pouvoir Royal. Seules quelques silhouettes de ballet apparaissent, style « ouvrez vos rouges parapluies, il va pleuvoir des vérités premières », mais cette incursion n’est ni dérangeante ni excitante. Les traditionnels mouvements de foules et groupes montrent une efficace et lisible chorégraphie, exempte de gigantisme comme de précipitation stressante. Le demi-anneau qui encercle le devant de scène orchestrale est mis en valeur intelligemment pour des moments dramaturgiquement forts. La dominante de lumière est plutôt celle, assez parcimonieuse, du mode maléfique, précédant ou accompagnant l’orage, et le zeste de projection murale (Mané, Técel, Pharès, non biblique) inscrit en leitmotiv graphique la « Maledizione » initiale. inattendues qui ne bouleversent pas l’ordre des valeurs sûres et constituent un réceptacle convenable pour les jaillissements
Une musique exaltante
Ce sont conditions après tout nécessaires et suffisantes d’effacement ou de non-prolifération théâtrale pour une musique dont doivent être avant tout exaltés la dynamique, l’ironie cruelle, le rebondissement, la profondeur, l’inclusion d’intime dans le destin tragique, et pourquoi pas, la présence des secrets projetés par le compositeur dans le récit collectif. Encore et avant tout faut-il un tissu orchestral exemplairement complexe, douloureux, rempli d’inquiétudes, de fulgurances et de repli philosophique sur le mystère des destinées. Et l’Orchestre National de France est bien cet écrin idéal passionné : il a trouvé en la personne de Roberto Rizzi-Brignoli un très grand chef, qui semble avoir hérité de son maître Riccardo Muti l’exceptionnelle précision, la maîtrise des vastes ensembles – choraux et orchestraux -, et sans éloquence gestuelle exagérée, il ajoute une palpitation émotionnelle qui aide tous les interprètes, instrumentaux et vocaux, à atteindre, sans nulle impudicité, les profondeurs de leur inspiration, et tous ceux qui sont ici rassemblés à s’interroger sur soi et la beauté.
Dans les mâchoires de la maledizione
On est ainsi renvoyé, dans cette extrême pertinence du tissu orchestral et son adéquation au mouvement scénique, aux deux interprètes si véritablement humains, ceux qui instaurent le labyrinthique rapport avec les tensions souterraines de l’opéra. La subtilité de Leo Nucci en fait ce personnage complexe – ni complètement méchant, bien sûr, mais ni universellement empli de bonté (« un homme comme tous le autres et qui les vaut tous… »),et qui dans les mâchoires de la « maledizione » qui se referment construit sa propre grandeur. Le fait que le chanteur italien quasi-septuagénaire et pluri-titulaire du rôle pourrait en bonne logique du métier l’amener à une forme larvée de routine sous les apparences d’un chant impeccable. Mais le baryton chargé de gloire aborde « son » histoire avec une fraîcheur, un vouloir-vivre émotif littéralement bouleversants. C’est peu de dire que la voix est jeune, éclatante : elle demeure surtout ombrée de tragique – conquérante dans l’action et l’ironie cruelles, brisée dans la retombée de l’autre côté du miroir. Le jeu n’et ni outré, ni répétitif, et comme lassé de ses effets : au contraire, on a la sensation que c’est encore « imaginé », une nouvelle et nouvelle fois, comme si c’était la création de l’œuvre…. En ce sens, la partenaire idéale est bien Patrizia Ciofi, la fille idéaliste et tendre, la touchante victime lancée dans une de ces folles aventures qu’antérieurement Mozart – dans Idoménée père et Idamante fils – avait su montrer comme ivresse sacrificielle… La voix, ample, totalement assurée, ne cède jamais aux tentations de la brillance, elle est infiniment adaptée au personnage dont elle épouse l’ardeur et le tourment.
Il est permis d’apporter quelque nuance au satisfecit d’ensemble pour Vittorio Grigolo, duc de Mantoue plein d’aisance et de panache insolent, mais qui au fur et à mesure du déroulement opératique, semble afficher une santé trop univoque et une trop grande confiance en ses capacités, d’ailleurs exceptionnelles. Parmi les autres rôles – tous tenus avec honneur – on se souviendra de la noble attitude justicière de Roberto Tagliavini, Commandeur resurgi de chez Don Giovanni. Les puristes d’une action dramaturgique sans rupture d’applaudimètre en délire pourraient s’offusquer d’un record ici battu : l’air de la Vengeance -Gilda avait déjà été bissé il y a quelques années, mais cette fois, avec la complicité presque amusée du chef, il aura fallu que Leo Nucci et Patrizia Ciofi le « trissent »… Ainsi va Orange certains soirs de délire, de joie et de communion dans les pouvoirs de la musique !
Orange (84). 40èmes Chorégies, Théâtre Antique, 2 août 2011. Giuseppe Verdi (1813-1901):Rigoletto . Orchestre National de France, dir. R.Rizzi-Brignoli. P.Ciofi ; L.Nucci, V.Grigolo