Orange, c’est le mur romain, c’est « la foule » enthousiaste sur les gradins nocturnes, c’est peu de spectacles, choisis pour l’essentiel dans l’opéra italien et français du XIXe. En 2009, voici une Traviata dont la conception musicale, verdienne en profondeur, doit beaucoup au chef d’orchestre et à une interprète d’élite…
Le virus de la morale bourgeoise
Et d’abord une question « de natura rerum lyricorum» : Traviata, est-ce opéra de grand spectacle, ou tragédie lyrique de chambre ? Au tournant de l’inspiration verdienne et du demi-siècle romantico-réaliste, la psychologie musicale véritable fait rencontrer le destin et donne le vertige devant l’impossible choix, doublement meurtrier (la maladie, la société), de l’amour. On objectera que le découpage – en 3 ou, mieux, 4 actes – ne s’accomplit que dans la part du tourbillon mondain : mais n’est-ce pas pour mieux catalyser, « précipiter » la cruelle expérience des affinités électives, minées à l’insu initial des amants par le bacille de Koch et le virus de la morale bourgeoise ? Les fêtes, c’est le miroir-traître où se déclarent puis se contemplent Violetta et Alfredo. La vérité, elle, ne se révèle qu’en huis-clos : présence de l’amour qui s’avoue, absence par la rupture sacrificielle, catastrophe de la présence qui ne se réaccomplit que scellée dans la mort.
La représentation satirique du (demi) monde
Mais un huis-clos devant plus de 9.000 personnes, de surcroît enragées par l’enthousiasme dévoreur de continuité qui fait applaudir chaque air ou duo comme aux Jeux Olympiques du Larynx ? Mission impossible, ici, qu’une célébration totale de ce combat d’Eros et Thanatos ? Car au nombre s’ajoute sous la falaise du Mur Romain ce qui n’est pas quadrature du cercle mais « cerclature » de la droite si étroite et longue où, à l’exception de la perpendiculaire porte médiane, les trains surchargés de choristes, danseurs et figurants ne peuvent circuler qu’en « voie unique »….. En tout cas il ne faut pas trop regretter que la mise en espace assez orangiste-classique de Frédéric Bélier-Garcia n’ose pas grand chose d’original et renonce à la volonté d’imposer une lecture philosophique ou sociologique avec arrière-plans, ou un excès dans le « penser la musique ». C’est dans ces conditions honnêteté que de laisser s’accomplir les mystères qui affleurent en duo, trios ou quatuors, et respect des phrases, des gestes et des mélodies. L’essai de symbolique par le mobilier n’augure rien de très convaincant – ah ! ces fauteuils vert-espoir de l’amour, dont un déjà renversé, qui vireront au rouge-hémoptysie… -, mais on sait gré du minimalisme d’un grand lit sans trop d’ébats qui reviendra silencieux en « glisse, barque funèbre » pour la scène ultime. La représentation de la mondanité, bien qu’assez habile technologiquement, fait prendre en relais par le berlusconisme de la vulgarité « l’enrichissez-vous » du temps de Louis-Philippe et de Badinguet, et renvoie implicitement au « tu pèses combien ? » d’une certaine France aujourd’hui. Mais ce ne devrait pas être une raison pour faire apparaître Violetta et Alfredo vautrés sur la table de la première réception : « chez ces gens-là, Monsieur », on montre pas ainsi ni tout de suite le côté « maleducato », et la distanciation de la satire devrait s’opérer avec plus de subtilité, celle qui dévoile progressivement.
Les puits artésiens, entre Verdi et Mozart
Dieu merci, il y a toujours à Orange un moment solennel, quand les lumières s’éteignent pour ne plus laisser que le foyer ardent de la fosse : la statue d’Auguste impératorise le théâtre, scène et public, des martinets crient en zigzaguant et s’enfuient, et si l’ouverture de l’opéra n’est pas tumultueuse, ce peut être un mystérieux prélude qui fait commencer le monde… Avec Myung-Whun Chung, le prélude lohengrinien est de cet ordre magique : les gestes lisses de sculpteur ou tourneur sur argile du chef coréen, sa mémoire infaillible qui le laissera libre d’un regard exigeant sur l’orchestre et la scène, son intériorité si douce et ferme sont déjà dans ces mesures énigmatiques et si belles. On sent – et on vérifiera – que tout est ici stimulé par le discours des passions, corps et âmes, dans une authentique dramaturgie musicale. Pour de telles Etudes Symphoniques obtenues du Philharmonique de Radio-France, les dosages de timbres ne cesseront de sublimer la notion d’accompagnement pour atteindre à une poésie qui parfois « double » d’un instrument complice (la clarinette pour Violetta) les progrès de l’amour ou de la souffrance. Car il y a bien chez le Verdi de la Traviata une « action intérieure » sous le déroulement du récit, fût-il tumultueux, comme chez Mozart pour Fiordiligi et Pamina, et dont la virtuosité par vocalises ne « sert » qu’à faire entrevoir les progrès du libre-choix ou de la passion qui renonce. Un tel approfondissement, pensé par le chef, n’est possible qu’avec des interprètes d’élite, au chant évidemment impeccable mais avant tout marqué par le cheminement de la grâce – pas si loin du sens théologique de ce terme, en tout cas dans le domaine du sacré -, et là où la souffrance fait monter l’être après y avoir « creusé les puits artésiens » dont parle Proust.
La noblesse de Patrizia Ciofi, l’ardeur de Vittorio Grigolo

Orange (84). Chorégies. Théâtre Antique, samedi 11 juillet 2009. Giuseppe Verdi (1813-1901): La Traviata. Orchestre Philharmonique de Radio-France, dir. Myung-Whun Chung. Patrizia Ciofi, Vittorio Grigolo, Marzio Grossi. Mise en scène Frédéric Bélier-Garcia
Illustrations: © P.Gromelle 2009