Âmes soeurs et danseurs
Arte, musica
Lundi 12 avril 2010 à 22h30
Réalisation: Annette von Wangenheim (2010, 90 mn)
Très long, le documentaire de 1h30 fouille le regard d’un chorégraphe contemporain sur le travail du pionnier de la danse moderne… Quand John Neumeier, américain originaire du Milwaukee et établi à Hambourg, se penche sur l’oeuvre et la vie de Vaslav Nijinsky, il en découle un film parfois confus dans sa présentation et son montage, mais captivant car l’oeil de Neumeier sur Nijinsky est celui d’un admirateur passionné, collectionneur même de son oeuvre : à l’occasion de l’exposition à Hambourg, – Kunsthalle, 2009 : « Tanz der Farben. Nijinsky Auge und die Abstraktion »: « Danse des couleurs. L’oeil de Nijinsky et l’abstraction »-, Neumeier a réussi à acheter la collection de près de 72 dessins et peintures de Nijinsky en un fonds désormais indissociable- déposé à Hambourg-, possède nombre de dessins et portraits, sculptures et croquis représentant le corps du divin Nijinsky. Au total, Neumeier a dédié 3 ballets majeurs à Nijinsky : Waslav (1979), Nijinsky (2000), Le Pavillon d’Armide (2009).
La séquence où l’actuel maître de ballet décrit l’image du cercle dans les peintures de Nijinsky, ligne parfaite, et signe graphique qui laisse s’épanouir à la surface des toiles un oeil de plus en plus présent, est l’un des temps forts de ce document qui aurait mérité un commentaire global et une présentation synthétique pour mieux guider le spectateur.
A l’occasion du centenaire en 2009 des Ballets Russes, -la compagnie de Diaghilev pour laquelle Nikinsky a travaillé jusqu’en 1919-, Neumeier créait son propre ballet sur la vie de Nijinsky: une nouvelle chorégraphie qui s’appuie aussi sur d’anciens et récents ballets revisitant les standards des Ballets Russes (Le Sacre du Printemps, L’Esclave d’or, Le Pavillon d’Armide...), soit autant de créations qui renforcent aujourd’hui ce lien vital entre le chorégraphe actuel et son modèle légendaire. Neumeier explique en quoi la danse l’attirait et s’est imposée à lui dans la connaissance progressive de l’héritage de Nijinsky: un héritage dont il détecte l’appel pacifiste et cette exigence singulière qui dévoile dans le mouvement du corps la psyché, l’éros permanent, une nouvelle sensualité qui exprime les pulsions les plus intimes du vivant. En témoigne entre autres, les personnages que le danseur et chorégraphe mythique a incarné sur la scène pour Diaghilev: Le Faune d’Après midi d’un faune sur la musique de Debussy (dont les mouvements révèlent toute les pulsions fantasmatiques du jeune faune pour la belle nymphe rencontrée), Petrouchka qui est cette marionnette cassée, impuissante, détruite, emblème des impossibilités et des incompréhensions que Nijinksy suscite dans son siècle. Que dire encore du Sacre du printemps dont la musique visionnaire de Stravinsky, écrite en 1913, soit un an avant le premier conflit mondial, inspire à Nijinsky l’un de ses ballets les plus convulsifs et expressionnistes, d’une modernité radicale, véritable manifeste contre la barbarie de son époque.
Neumeier commente avec ses danseurs tout ce qu’il faut comprendre de son ballet sur la vie de Nijinsky (Otto Brubenicek pour L’Esclave d’or; Alexandre Riabko qui incarne Nijinksy sur la scène ou encore Lloyd Reggins qui danse Petrouchka…), tous s’entendent dans l’évocation d’un être hypersensible, trop en avance sur son époque dont la modernité n’a pas été comprise immédiatement sinon de façon scandaleuse, et pour lequel la barbarie de la première guerre a été fatale.
Neumeier révèle des épisodes méconnus de la vie du danseur comme cet accident à l’école de danse où ses camarades savonnent le sol après lui enjoindre de sauter au dessus d’un pupitre qu’ils avaient relevé sans l’avertir: Nijinsky tombe et reste dans le coma pendant 6 jours: une phase décisive pour sa vie future, à propos de laquelle il dira: « je sais ce que c’est que la mort ». Neumeier revient aussi sur le premier ballet qui dévoile Nijinsky en Europe, ce Pavillon d’Armide (représenté le 19 mai 1909) d’après des musiques baroques françaises dont il ne reste aucun témoignage précis sinon, là encore, des photos d’une beauté troublante.
Le corps génère ses propres mutilations, souvent invisibles: clairvoyant sur lui-même, Nijinsky dit souvent ses craintes quant à sa santé morale. Même son corps s’arrête, épuisé, de danser après 1919… C’est un homme détruit (Petrouchka?), marionnette désincarnée que tente de faire renaître son épouse et Serge Lifar en 1939, comme en témoigne la célèbre photo du saut de Nijinksy en costume… L’homme sera diagnostiqué fou et hospitalisé.
Image terrifiante d’un danseur inoubliable qui n’est plus que l’ombre de lui-même… Sur les pas du magicien, père de la danse moderne, Neumeier restitue le fameux pas de trois extrait du Pavillon d’Armide (que Nijinksy dansait avec Karsavina, sa partenaire habituelle)…, sans pourtant être vraiment convaincu par le résultat. De la même façon, son oeil se dilate et devient animé quand il évoque ce soubresaut porté, levé latéral, d’une inimaginable poésie dont Nijinsky, au début de sa carrière européenne, fut capable dans Le Pavillon d’Armide… Le docu souligne la force de cette image, la plus fidèle de son apport artistique.
Illustration: Nijinsky dans le Pavillon d’Armide (DR).