C’est un vrai défi théâtral que relève Angers Nantes Opéra: l’entreprise part d’un texte « injouable » qui ainsi, en novembre 2009 sait se glisser dans une mise en forme scénique et musicale. On sait à présent avec quelle exigence (et conscience) le directeur d’ANO (Angers Nantes Opéra), Jean-Paul Davois, aime se confronter aux sujets inédits et trouver, fruit heureux des rencontres, les interprètes et les auteurs capables d’en transmettre sur la scène, la vérité comme la violence. Ce Concile d’amour comme le fut Le vase de Parfum (autre création à mettre au bénéfice de ses choix artistiques) est une réussite exemplaire car en plus de la virulence engagée du texte, l’équipe constituée sait nous en offrir une concrétisation théâtrale et lyrique, mesurée et juste dont l’un des aboutissements (et non le moindre) est de servir le texte: un texte chanté, parlé et joué, à la fois cru et tendre, critique et allégorique… qui renoue naturellement avec ce verbe si touchant et si dérangeant d’Oskar Panizza.
Ne vous fiez pas à la saveur mordante, irrévérencieuse voire scandaleuse de l’auteur (qui fut emprisonné à cause de sa prose si blasphématoire -quoique-, d’autant plus à l’époque où il l’a écrite, à l’extrême fin du XIX ème siècle: le Concile d’amour, – Das Liebeskonzil-, a été publié en 1895).
De façon surprenante, c’est bien d’amour dont il s’agit. Pas cet amour orgiaque et de débauche dénoncé par l’auteur quand il évoque la cour du pape Alexandre VI Borgia: le texte est inspiré en définitive par l’amour et la tendresse de Panizza pour le genre humain. C’est pour lui et pour le sauver qu’il écrit ce texte déroutant et touchant.
C’est un cri certes, plutôt qu’une prière; un hymne désespéré, parfois aigre et acide, souvent ironique et satirique. Au fond, Panizza est un humaniste révolté: en imaginant Dieu, Jésus et Marie, démunis, impuissants face à la barbarie inhumaine des hommes, l’auteur -comme Dieu et le Diable amoureux de leur création-, invente un remède pour sauver les hommes. Ce poison de la syphilis transmis à tous les débauchés de la terre par Salomé, n’est qu’un prétexte. La vraie question est: comment sauver les hommes d’eux-mêmes? Contre les fausses vérités et les dogmes qui l’asservissent… Contre tous les systèmes imposés par les pouvoirs et l’élite corrompue… Le texte va très loin car il nous indique un mode de pensée qui aujourd’hui encore, fait défaut: ne pas être dupe, cultiver une mobilité de pensée qui ne se satisfait d’aucun système, demeurer clairvoyant, servir l’homme pour l’homme…
Tableaux détonants
Pas facile ici de porter à la scène et de façon cohérente, ce Dieu
céleste dépassé par sa créature, et Marie dialoguant avec le Diable,
lui expliquant ce qu’on attend de lui auprès des terriens indignes;
pari plus délicat encore que d’oser faire parler Jésus sur la Croix,
lui-même délirant, impuissant, soumis… comme en attente d’un miracle
permis par l’imagination diabolique… Et pourtant tout cela est
parfaitement visible sur la scène d’Angers Nantes Opéra: dans un
dispositif clair et fluide, efficace du début à la fin; où les
machineries et les installations, les objets volants et tout un arsenal
de statues, trophées, ustensiles et citations symboliques prennent une
force visuelle habilement mesurée au diapason d’un texte dont on se
délecte, sans temps mort, de la subtilité verte, de l’éloquence juste et
aigre. Car le scénographe Jean-Pierre Larroche, dont on sait la forte attraction, délirante et déjantée de son théâtre d’objets, distille de l’humour et de la
poésie, huilant les rouages d’une vision amère voire obscène: voyez
comment en usant des marionnettes, il parvient dans la
drôlerie crue et délirante, à exprimer les dépravations des Borgia, en
particulier ce jour de Pâques 1495, quand Alexandre VI paraît, entouré
de ses 9 enfants dont Lucrèce Borgia… à l’acte II.
On n’oublie pas non plus ce tableau onirique (celui du second concile du III) où flottent dans les airs, Dieu et Marie autour d’un Christ anéanti, névrosé, expirant, s’asphyxiant même… sur un Croix gigantesque: autant d’images fortes et captivantes qui font la synthèse de siècles de création picturale, des fresques médiévales aux retables baroques voire saint-sulpiciens… Les référence sont continûment justes et d’autant plus frappantes.
Plus saisissant encore reste le grand monologue du IV, celui d’un diable soucieux de distiller le remède juste et approprié: un diable finalement très humain qui joue au nouveau créateur mais habité par le souci de la justesse: incroyable portrait qui met là encore le texte de Panizza dans une criante actualité.
Chanteurs, comédiens et instrumentistes sur scène savent se mettre au service du texte et de ses dénonciations multiples. La musique de Michel Musseau enveloppe monologues, dialogues et tirades sans jamais porter atteinte à la force des pointes verbales, taillées au vitriol. La formule est d’autant plus prenante qu’elle est courte (1h20mn pas plus) et intense. Quant à la scénographie de Jean-Pierre Larroche, elle exploite toutes les possibilités (délirantes) d’un spectacle à 9 interprètes (dont 2 chanteurs, 3 acteurs manipulateurs…) : elle nous offre un formidable instant de théâtre avec ses mécanismes hurleurs et détonants, ses assemblages à vif, ses tableaux tour à tour acides, poétiques, déchirants, perturbateurs, son théâtre d’impertinentes marionnettes, son Jésus au bord du malaise, sa Marie émoustillée, son Diable si humain, recréateur fiévreux… et Dieu, tout simplement dépassé. Voici un spectacle libre et fantaisiste, d’une géniale insolence: n’y voir qu’un brûlot anticlérical serait en réduire la portée. Il s’agit d’un théâtre mordant et juste, né d’une pensée en mouvement, porté par un humanisme savoureux et affûté.
Scène engagée
A l’heure de la crise et des limites du système capitaliste qui a montré ses terrifiants débordements, à l’heure où partout s’imposent contre l’homme, les dérèglements de nos sociétés dites civilisées: -pouvoir, pornographie, argent, manipulation, corruption, désinformation-, le texte de Panizza se relève, frappant d’actualité.
La production présentée par Angers Nantes Opéra suscite tables rondes et même « disputes philosophiques » à Nantes et à Angers: les 7, 14 novembre, le 16 décembre sur les thèmes que fait naître le texte d’Oskar Panizza (« De l’influence de la religion sur la santé », »la beauté du mal », « le blasphème et le sacré en question »…). Le spectacle rayonne ensuite après les représentations de Nantes et d’Angers, jusqu’en mai 2010. Il offre une bien belle revanche au poète visionnaire Oskar Panizza. Merci à Jean-Paul Davois, lecteur précoce de l’auteur, de nous offrir ainsi cette prose criante de vérité, touchante par son humanisme militant. Création mondiale majeure.
Nantes. Théâtre Graslin, le 5 novembre 2009. Michel Musseau (né en 1948): Le Concile d’amour (2009). D’après Le Concile d’amour (1895), tragédie céleste en 5 actes d’Oskar Panizza (1853-1921). Jean-Pierre Larroche, mise en scène, décors, machineries. Avec Frédéric Caton (Dieu), Michaeël Chouquet (Jésus), Anaïs Durin (la femme), Dalila Khatir (Marie), Julien Desprez (guitare électrique), Fidel Fourneyron (trombone basse), Rebecca Gormezano (violon)…Nantes, Théâtre Graslin, les 5, 6, 8, 9, 10 novembre 2009. Angers, Grand Théâtre: les 13 et 14 novembre 2009. Meylan, l’Hexagone: le 24 novembre 2009. Quimper, Théâtre de Cornouailles: les 10 et 11 mars 2010. Besançon, Théâtre de l’Espace: les 25 et 26 mars 2010. Toulouse, TNT: les 26, 27 et 28 mai 2010.
Illustrations: Jef Rabillon pour Angers Nantes Opéra 2009. 1. Le diable ; 2. Second concile: le diable au chevet de la trinité (Dieu, Jésus, Marie); 3. Michel Musseau; 4. Acte I: installation machinerie de Dieu au Paradis