Carmen sombre et féline
Au fur et à mesure que Don José s’enfonce dans son obsession amoureuse et ainsi dans son désespoir, sa vision du monde qui l’entoure quitte peu à peu le réel, le cauchemar atteignant son paroxysme au quatrième acte, la quadrille des toreros étant remplacée par des bouchers transportant des cadavres de taureaux. L’affrontement entre le brigadier et la bohémienne devient ainsi une corrida, Carmen portant l’habit de lumière et se servant de sa cape pour braver José, qui enfilera la tête de taureau pour encorner, dans un ultime accès de rage, celle qu’il aime et ne peut se résigner à laisser partir.
Cette vision du mythe de la Carmencita a visiblement trouvé en Isabelle Druet une interprète idéale. Saluons d’emblée une prise de rôle mémorable et la révélation d’une très grande Carmen. Car l’incarnation de la jeune mezzo française impressionne par son aboutissement, tant musical que dramatique. Cette Carmen-là apparaît féline et redoutable, indépendante et farouche, fière et déterminée, et toujours d’une grande élégance, jouant pleinement de son charisme et de sa présence scénique magnétique. Vocalement, la tessiture de la gitane la trouve parfaitement à son aise, sans jamais céder à la tentation de grossir sa voix ou d’appuyer ses effets. Le timbre est superbe, le médium corsé, l’aigu franc et brillant. Le grave sonne profond et ample, qu’elle sait à volonté alléger et mixer, ou poitriner puissamment sans jamais perdre l’accroche haute. Et tout cela avec un sens du texte prodigieux, donnant à chaque mot son poids juste. Ce qui nous vaut un air des Cartes saisissant de force et d’impact, hypnotique dans sa lente déclamation, véritable imprécation, dont on se souviendra longtemps.
Son José est campé avec fougue par le ténor Chad Shelton, qui se donne sans compter. La voix est vaillante, et pourtant capable de belles nuances, notamment dans son duo avec Micaëla. L’aigu claironne sans effort, et c’est sans encombre qu’il parvient au bout de son rôle, avec une diction française digne d’éloges. Un brigadier particulier, oscillant entre l’homme et l’enfant, très touchant dans son accablement.
Micaëla bouleversante, Claudia Galli nous apparaît comme la seconde révélation de ce spectacle. Le timbre, somptueux, révèle une vibration unique, une palpitation pudique qui touche immédiatement, magnifiée par une technique remarquablement accomplie, lui permettant de faire flotter sa voix sans entrave. Elle déjoue les pièges de son air avec brio, sans jamais se départir d’une teinte angélique qui convient à merveille à cette jeune femme forte et fragile à la fois, veillant tendrement sur José.
Dans le rôle d’Escamillo, Changhan Lim fait valoir son jeu d’acteur convainquant ainsi que son excellent français. Malheureusement, l’émission vocale sonne très engorgée, élargissant prématurément le vibrato et privant les aigus de mordant, qui apparaissent alors sourds et étouffés, notamment dans son célébrissime air qui en perd une partie de sa prestance.
Aux côtés d’un beau duo Frasquita-Mercédès, incarnées par Pascale Beaudin et Sylvia De La Muela, les contrebandiers croqués par Olivier Grand et Julien Dran se montrent savoureux et malicieux.
Efficace Zuniga de Jean-Vincent Blot et Moralès remarquable de Philippe-Nicolas Martin, doté d’un beau timbre et d’une appréciable présence scénique.
La prestation des chœurs, celui de l’Opéra National de Lorraine et celui de l’Opéra-Théâtre de Metz, d’une belle homogénéité et bien préparés, est également à ne pas oublier.
A la tête de l’Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy, Claude Schnitzler, véritable chef d’opéra, sculpte avec finesse les lignes instrumentales, n’évitant cependant pas quelques décalages vite rattrapés. Sa direction soutient les voix sans jamais les couvrir, et sait, lorsqu’il le faut, se faire flamboyante, particulièrement dans une chanson gitane électrisante, embrasée par la chorégraphie flamenco imaginée par Ana Garcia. Un magnifique spectacle, émotionnellement très fort, dont on sort à la fois ébloui et sonné.
Nancy. Opéra National de Lorraine, 20 février 2011. Georges Bizet : Carmen. Livret de Henry Meilhac et Ludovic Halévy, d’après la nouvelle de Prosper Mérimée. Avec Carmen : Isabelle Druet ; Don José : Chad Shelton ; Micaëla : Claudia Galli ; Escamillo : Changhan Lim ; Frasquita : Pascale Beaudin ; Mercédès : Sylvia De La Muela ; Le Dancaïre : Olivier Grand ; Le Remendado : Julien Dran ; Zuniga : Jean-Vincent Blot ; Moralès : Philippe-Nicolas Martin. Jeune ensemble vocal du Conservatoire Régional du Grand Nancy. Chœur de l’Opéra National de Lorraine, Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz. Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy. Claude Schnitzler, direction ; Mise en scène : Carlos Wagner. Décors : Rifail Ajdarpasic ; Costumes : Patrick Dutertre ; Lumières : Fabrice Kebour ; Chorégraphie : Ana Garcia. A l’affiche de l’Opéra national de Lorraine, jusqu’au 1er mars 2011

directeur de l’Opéra Théâtre de Metz Métropole présente à Metz avant
Nancy, la nouvelle production de l’opéra créé en 1875, dans la mise en
scène de Carlos Wagner. Spectacle événement, à Metz puis Nancy jusqu’au 1er mars 2011.