Moussorgski: Khovantchina. Paris, Opéra Bastille, 22 janvier-9 février 2013
Modest Moussorgski
La Khovantchina, 1886
orchestration de Dmitri Chostakovitch
les 22,25,28,31 janvier, 6,9 février 2013
4 heures, deux entractes
La politique, une arène inhumaine
Les opéras de Moussorsgki sont politiques. Comme dans Boris, il s’agit d’exposer d’un côté, la naïveté superstitieuse des masses soumises, leur désir d’un père et d’un guide pacifiste et protecteur; de l’autre, l’opportunisme des cliques sans scrupules, élites patriciennes, menées par de petits caporaux, habiles à exploiter et manipuler la crédulité et l’espoir des peuples, pour ne servir que leur intérêt individuel. L’histoire a ses cycles, celui-là reste le principal scénario de l’histoire russe: nation asservie, espérante, désireuse de liberté mais contradictoirement prête à suivre le premier messie autoproclamé. La Khovanshchina met en scène une galerie de personnages haut en couleur qui sont autant de profils ambitieux, opportunistes, politiques sans scrupules: les Khovansky, père et fils (qui sèment la terreur à Moscou, grâce à leur horde policière Streltsy), le prince Golitsyn (fin politique proeuropéen qui a supprimé les sièges des boyards), le prêtre orthodoxe, illuminé et moralisateur, Dosifei, instance récurrente qui rappelle que l’église ne doit pas être écartée dans le partage du pouvoir… Chacun tire la couverture pour conserver ou renforcer son pouvoir. Enfin, surgit, bras du destin, le sombre Shaklovity, qui dénonce la machination des Khovansky pour s’emparer du pouvoir (d’où le titre « Khovanshchina »). Dans cette arène haineuse et violente, où les femmes sont soumises, qu’il s’agisse de Marfa, prophétesse humiliée ou Emma, luthérienne qui échappe de justesse au viol par Khovansky fils, chef et metteur en scène doivent mettre en lumière et sans outrance ni décalages gadget, les rapports de sadisme, la volonté d’aliénation que les individus exercent les uns sur les autres: la scène de la lettre où Shaklovity dicte au sbire vénal et peureux, la dénonciation de la Khoventchina, la capture d’Emma par Andreï Khovansky qui profite de sa prise pour tenter de la violer… Nous sommes au coeur d’une société chaotique et barbare, cruelle et inhumaine, proie des loups qui se dévorent pour l’inféoder à leur désir. Jamais Moussorgski n’a mieux dépeint le cœur barbare et inhumain des politiques à l’œuvre: manipulation, machination, calcul, hypocrisie, chantage… guerre des chefs, antagonisme de cliques avides et sans éthique… A travers une peinture d’histoire importée sur le scène lyrique, le compositeur ne laisse rien dans l’ombre: il dévoile le vrai visages des âmes politiques, parfaitement déshumanisées: désir et voracité mais aussi solitude et angoisse des hommes de pouvoir, masses asservies et crédules, soldats de Dieu admonestant, policiers ou miliciens crapuleux, pervertis… Il est de coutume de démonter l’opéra par ses faiblesses apparentes. Comparé à Boris, Khovanshchina serait déséquilibré. Rien de tel: Moussorsgki éblouit par son sens de la fresque épique et des individualités, douloureuses ou manipulatrices. Créé en 1886 à Saint-Pétersbourg, après le décès du compositeur (1881), Khovanshchina est une oeuvre majeure, s’appuyant sur un orchestre somptueux (l’ouverture dont le souffle historique et poétique réconcilie grandeur et tendresse), et des choeurs, comme toujours, omniprésents.