Petit ensemble et récit continu
« Peer Gynt » est une musique de scène célébrissime d’ Edvard Grieg (Deux Suites) à la demande du dramaturge Henrik Ibsen en 1873. Symphoniques, ces 8 pièces peuvent être réduites pour petit ensemble, et adaptées en récit continu. C’est le sens du travail de Fabrice Pierre (musique), Didier Sandre (récitant) et Angélique Clairand, un ensemble très réussi qui renforce des perspectives de collaboration entre l’Auditorium et les Célestins.
Comment vivent les trolls ?
Vous voyez souvent sur scène les musiciens de l’ONL avec des oreilles de trolls, et même le bassoniste parmi eux adorné d’un groin de cochon, et leur chef portant fièrement ramure d’élan ? Non, bien sûr, mais on peut souhaiter que cela se reproduise, je veux dire que le spectacle décentralisé d’Auditorium en Théâtre des Célestins pour les beaux dimanches de la prime jeunesse et de la moindre jeunesse soit d’une part repris et d’autre part augmenté en analogue qualité. Ici, il s’agissait d’une adaptation du Peer Gynt de Grieg (rive gauche du Rhône musique) et de Ibsen (rive droite théâtre), partition dont on sait qu’elle ne fut créée qu’en illustration à la scène (et traduite en deux Suites d’orchestre), arrière-plan d’une formidable pièce d’un capital dramaturge de la fin XIXe. Loin de moi l’idée de minimiser les 8 charmeuses séquences des deux Suites de Grieg : au contraire, l’émotion y est flagrante, persistante, et de plus pour les mélomanes d’un âge…certain, porte le souvenir des concerts dominicaux parisiens retransmis par la Radio. Mais dans la version « allégée » que proposait la coopération Célestins-O.N.L., il y avait justement – et par justesse sonore et scénique, ce fameux « sans appuyer » qui devrait figurer en haut de bien des pages d’adaptation et que trahissent beaucoup de trop-conservateurs ou de modernistes-à-la-mode – l’intuition d’équilibre pour toucher « de 7 à 77 ans », des grands parents adeptes de Grieg aux parents qui connurent les suites de la révélation Bergmanienne et aux descendants férus d’animation filmique-poétique… Le climat de la salle, d’ailleurs, témoignait d’une harmonieuse fusion des générations et des motivations de spectateurs.
Antihéros et grandacteur
Cette sensation de justesse, on la doit au musicien-et-chef, Fabrice Pierre, dont l’expérience – il a en fait déjà écrit une adaptation de Peer Gynt, avec un effectif de 6 instrumentistes de l’ensemble Agora- se teinte de sonorités davantage-aujourd’hui, au travail discret mais chaleureux de « mise en espace » par la comédienne Angélique Clairand, et bien sûr à l’engagement d’un récitant-modèle, au demeurant adaptateur, et dans le rôle pour la 2nde fois (Festival d’Ile de France 2008, avec orchestre symphonique), Didier Sandre, narrateur de soi-même et des espaces vertigineux pour ce voyou, aventurier, séducteur et métaphysicien des cours de ferme qu’est l’anti-héros d’Ibsen. Paradoxalement – c’est cela le « grandacteur » ! -, l’élégance aristocratique du comédien s’incorpore en un parfait naturel à l’inquiétante démesure du personnage, évidemment plus fascinant de demeurer ibsénien sous le vernis enchanteur de l’illustration griegienne. On se prend à rêver au Peer Gynt qu’eût pu écrire un vrai musicien de l’ampleur lyrique, car Edvard, lui, n’a jamais composé qu’un opéra, Sigurd le Croisé, dont on croit comprendre que le wagnéro-vikingisme ne devait pas faire chanter le compositeur de Solveig dans son arbre généalogique ; cela eût porté ( ou porterait, pourquoi pas ?) le texte dont la reprise française au théâtre (tiens, revoilà les parents de tout à l’heure, cette fois admirateurs de Patrice Chéreau) a souligné vers 1980 les vertus de grandiose et d’imaginaire. Au temps où parlait Zarathoustra, il y a chez Ibsen ce mélange de fantasque, d’émotion surgissant au milieu du délire brutal, de vagues brûlantes d’une tendresse venue du froid, des errances à la Rimbaud larguant ses amarres après poésie de Voyant…Et sous l’ excellente éducation de Didier Sandre, passent des fulgurations qui donnent sacrément envie de…(re)lire Ibsen. D’autant que la traduction de François Regnault donne à son Ibsen un ton franc et actuel qui évoque le travail analogue d’André Markowicz sur Dostoievski ou Tchekhov.
Sous le château des nuages
Le « montage » de Fabrice Pierre aboutit à un convaincant mixage de récit en fondu-enchaîné, et garde pour La Mort d’Aase un pianissimo d’émouvante fluidité. Les 12 instrumentistes O.N.L., savent et aiment s’écouter au sein d’une pénombre piquetée d’étoiles, sous la belle cage-navire-maison-sein maternel dont l’entoilage de voiles oscillante évoque aussi ce « château de nuages » que voulait construire Ibsen par sa vie et son théâtre. Ils sont aussi, fugitivement, des acteurs amusés, en particulier la contrebassiste touchée par le rayon vert ou la harpiste sur les hauteurs, dans cette atmosphère de tendresse qui adoucit les rudesses du voyage, et qui contraste si fort avec une autre adaptation « de poche » de Peter Brook pour une Carmen évidemment aussi « sèche » qu’un plateau castillan… : à l’inverse, donc, de cette épopée partie des fjords et y faisant retour pour une berceuse de la mort, via les voluptés arabisantes du voyage. Quant au mélange ibsénien d’anarchisme, de symbolisme et de nietzschéisme, il reste en arrière-plan, comme une possibilité agrandie de cette géométrie variable du musical offerte par le « beau récit », dans l’ombre du mystérieux et terrible Grand Courbe que sait si bien invoquer le récitant.
Donc, après cette réussite en collaboration théâtre-musique, on réfléchira sur des perspectives ouvertes : le côté chaleureux, « (collection ?)rouge-et-or », du cadre à l’italienne des Célestins souligne les manques-en-tendresse d’un Auditorium dont nous dirons par euphémisme qu’il n’a jamais pu prétendre, en son objectivité fonctionnelle, à devenir nid douillet de l’intimité sonore et scénique . Aux confins de l’opéra ou du poème symphonique en réduction, du théâtre musical et de la Chambre, cherchez et trouvez : à vos pupitres et boîtes à idées, musiciens et programmateurs de la rive gauche et de la presqu’île ! Vous vous et nous ferez tellement plaisir…
Lyon. Théâtre des Célestins, Dimanche 15 février 2009, Edvard Grieg ( 1843-1907), Henryk Ibsen (1828-1903) : Peer Gynt.Musiciens de l’O.N.L., direction Francis Pierre ; récitant-adaptateur Didier Sandre, mise en espace Angélique Clairand
Illustration: Edvard Grieg (DR)