Stradella, compositeur XVIIe de vie et mort aventureuse, a écrit l’« oratorio erotico » La Susanna, qui conte l’histoire biblique de la jeune femme condamnée par une très fausse justice puis in extremis réhabilitée. Le Concert de l’Hostel Dieu reprend un travail de l’été avec des chanteurs stagiaires pour une passionnante version de concert, qui attire l’attention sur cette partition rare et ses pouvoirs baroquissimes.
opera erotico au Temple
Il y a des travaux musicaux qui murissent l’été, et dont on cueille les fruits en automne avancé. Ainsi en va-t-il pour le 3e concert de la saison lyonnaise de l’Hostel Dieu, la Susanna de Stradella qui avait été mis en Académie Baroque Forézienne, avec des stagiaires de « formation avancée ». Franck-Emmanuel Comte, le Patron du C.H.D, Stéphanie Révidat, l’une des solistes fondatrices de cet ensemble, et le chef de chant Sébastien Roué avaient conduit une vingtaine de chanteurs dans les arcanes de cet oratorio. Et ce périple avait été inauguré – selon les principes même de l’Ensemble- par une découverte de manuscrit à la Bibliothèque Municipale de Lyon, qu’avait suivie l’enregistrement d’un disque Stradella (où figurait un air de la partition ), puis un travail de restauration de ce manuscrit -confronté à l’original de Gênes,- mené par le 1er violon, François Costa, qui en a donc signé la réalisation. Le Festival estival avait déjà offert deux représentations, et voici cet orarorio –« erotico » ! –, donné dans l’austérité du Temple Lanterne (ô Calvin !), un bâtiment enclavé au milieu du bâti de la rue, mais qui compense son néo-gothique frisquet par des dimensions quasi-intimistes.
La Bible et l’Italie
On se montre conquis par l’évidente qualité de ce concert, où les 9 instrumentistes habituellement rattachés au C.H.D (à leur tête, donc, le violoniste François Costa) et les 15 chanteurs du Chœur entourent 5 solistes, issus de l’Académie Forézienne. La toile de fond et la matière dramaturgique de cet oratorio profane – bien que sorti de la Bible –sont assez insolites, sous le regard on ne peut plus spécialiste ès-amours d’un compositeur qui semble y éprouver une volupté émotionnelle. Et qui, toutes circonstances biographiques remises sous la toise de l’Histoire sans anecdotes, fit tout de même voisiner Eros et Thanatos en sa vie comme du côté de chez sa mort. « L’assassiné musicien » Stradella conte comment la jeune et chaste Suzanne, « matée » nue au bain par des juges-seniors en proie à la libido, manque de succomber par sentence scélérate des deux séniles. Mais voici dans le rôle du deus ex machina le prophète en herbe Daniel qui descend rétablir la vérité, innocente Suzanne et fait condamner ses persécuteurs, qui périront par lapidation. On dirait volontiers qu’une Charia – mais non, ce n’est que les coutumes de la Bible, attestés, puisque l’édition de Jerusalem précise que ce châtiment était même précédé d’une « imposition des mains » ! – colore ce récit baroque d’une atroce actualité, ainsi que le souligne F.E.Comte dans une de ses présentations toujours bienvenues d’avant-concert. Et nous ajouterons pour sourire au milieu des horreurs que décidément l’Italie est généreuse en frasques du Pouvoir, puisqu’un chef du gouvernement contemporain est capable d’aller secourir des Suzanne (peut-être moins naïves) en bien des rivières de la péninsule…
Etrange trio pour le Mal et le Bien
Ce qui compte évidemment, c’est la qualité d’une musique d’oratorio – à moins que ce ne soit un opéra déguisé – où le songe amoureux s’épanche dans la vie réelle, et l’ennoblit. Les épisodes de La Susanna, sous le couvert biblique du religieusement correct et avec le liant du récit de Girardini, ne sont édifiant s que par antiphrase ironique. Stradella l’érotique en compose une dramaturgie musicale passionnante, maniant le projecteur baroquissime sur les affetti. Le personnage de Suzanne en tire sa substance héroïque et touchante, mais vit parmi ces ombres qui entourent l’obscur objet du désir libidineux qu’elle offre malgré elle aux « juges ». C’est cette ambiguïté qu’il faut écouter dans la si vive alternance des chœurs qui participent à l’action, dans des arias désolés et des confrontations violentes : on y percevra des échos qui ne sont point indignes de la référence à Monteverdi des Madrigaux ou du Couronnement de Poppée. De même que d’ailleurs, visuellement, chez les peintres fascinés par Suzanne et « ses »vieillards, Tintoret ou Rembrandt pour ne citer que les plus grands et subtils… Au sommet de la partition brillent les airs de Suzanne désespérée, mais aussi et plus encore –émotion cruelle et contrepoint psychologique sublime – l’étrange trio de la fin : alors les deux juges confondus et Suzanne rendue à l’innocence chantent une version entrelacée du Bien et du Mal en rencontre, si humaine et spirituelle à la fois qu’on se prend à y songer à la mort du Commandeur au début du Don Giovanni mozartien….
Interprètes inspirés
Franck-Emmanuel Comte dirige du clavecin, avec une énergie et un engagement remarquables, donnant à ses chanteurs stagiaires l’impulsion et surtout la confiance nécessaires à l’accomplissement de leur art, ainsi qu’une grande vie à l’action conjuguée du chœur, des solistes et des instrumentistes. Il a bien fait de confier à un narrateur – solennel et excellent Jacques Chambon – la trame du récit, qui met en valeur le caractère musical des protagonistes. Au sommet de l’émotion, une Susanna de très belle tenue scénique et vocale, Antonine Bacquet, parfaitement crédible dans les trois phases de l’innocente, de la manipulée par les juges et de la sauvée par Daniel : sa chaconne de la douleur est particulièrement impressionnante… Juliette Vialle est une énergique et décidée Daniel, dès sa fort savoureuse apparition en haut de la chaire à prêcher puis dans son rôle de justicier (peut-être un peu concerné par le charme de Suzanne, mais …).Les deux juges – Nathanael Tavernier et Hugo Peraldo – forment contraste vocal d’une réjouissante efficacité, et le Testo de Raphaël Pongy « arbitre » avec élégance les conflits.
Il n’existe, paraît-il, de la Susanna qu’un enregistrement difficile à trouver. On espère que le Concert de l’Hostel Dieu, avec sa distribution jeune, pourra prolonger vers une intégrale ce que le cd. Stradella (ici même chroniqué) avait permis de silhouetter par un aria extrait de l’oratorio. Ainsi contribuerait-on à mieux préciser les traits de ce compositeur italianissime et pourtant peu sérénissime, dont l’exacte biographie n’est pas seule à demander une redécouverte.
Lyon. Temple Lanterne, 15 novembre 2010. Alessandro Stradella (1644-1682): oratorio La Susanna. Concert de l’Hostel Dieu. Franck-Emmanuel Comte, direction.