Le légendaire sans « excentricités »
Qu’est-ce qu’un grand quatuor ? Il y faut certes de l’expérience, en un jeu collectif qui ne s’est pas interrompu, ni fragmenté – le départ des fondateurs -, et sur la longue durée, la constitution d’une sonorité d’ensemble… Une couleur dominante, une densité, et cela se donne à entendre, parce que c’est offert, sans réserve excessive ni surtout théâtralité, effets de bras ou trémulations de tout le corps, voire même visagisme tour à tour grimaçant et extasié. Les Emerson, maintenant presque « vieux » quatuor américain, ont depuis 1976 amassé les éléments de ce qui les fait accéder à une qualité « légendaire ». Et ce ne sont pas des « excentricités » -ainsi bizarrement désignées dans le prière d’insérer pour le concert – qui les signalent : pour les violons et l’alto, jouer debout, ou échanger le rôle de « premier » entre violons I et II. Non, ce qui domine, dès l’abord et ensuite dans le prolongement mémoriel où cela « mature » et orne l’imaginaire, c’est tout ensemble le bloc sonore, la volonté d’une vision synthétique primant les beautés de détail ou d’instant, une tension vers un projet que constitue chaque programme. Voilà un ensemble dont on ne saurait dissocier le jeu par instrumentiste, même si on avait envie (légitime) de privilégier un violoncelliste particulièrement inspiré, David Drucker. La façon dont les quatre (les deux violons, Eugène Drucker, Philip Setzer, l’alto, Lawrence Dutton ) travaillent ensemble, échangeant acquiescements amicaux et discrets, ne laisse aucun doute sur l’unanimité.
Travailler pour le roi de Prusse
A Lyon, dans les trois partitions présentées, on pourrait parler d’une thématique de l’œuvre ultime : vrai pour Mozart (24e) et Beethoven (16e), et presque pour Bartok (5e), ce qui donne gravité au propos, l’unifie, le sauve de toute facilité séductrice. « Arraché à Mozart par un renforcement du désespoir », ce K.590, et comme l’écrivait Jean-Victor Hocquard, « dès les premières notes, des accès soudains d’intensité, qui créent un effet de strangulation physique ». Les Emerson font sentir cette aridité qu’ils ne veulent en rien masquer, laissent béer des silences, selon cette « continuité acharnée dans la totale désolation » dont parle si bien J.V.Hocquard, un contrepoint expérimental. Le compositeur n’avait, en « la nuit obscure de 1790 », que faire de la « réception » d’une œuvre théoriquement commandée par Frédéric-Guillaume II mais dont il sait qu’accepter des exigences d’agrément serait travailler… pour le roi de Prusse qui se moque de la métaphysique. Et dans l’andante, où « jamais Mozart n’a été aussi ouvertement désespéré » (le très juste et sensible commentaire de Pierre Baltassat inséré dans le programme est hautement recommandable), les Emerson détachent sans souci de lisse agrément des petites cellules ; et s’ils arrivent à faire naître un choral désolé, c’est comme pour se hâter de fuir devant une menace poursuivante. Une fuite en avant qu’exacerbent les rythmes distendus dans le finale, les grincements, les trous de silence effrayé… Tout cela est senti, dominé, rendu sans concession, et d’ailleurs les auditeurs, sans doute plus habitués à une image plus policée de leur Mozart, « rentrent » leur enthousiasme, ce qui confirme l’excellent choix inaugural des quartettistes Américains. Cela s’appelle « sentir » son public pour l’amener ad augusta per angusta, vers des sommets par les voies étroites…
Un chant de paix et l’humor
Chez Beethoven, l’ultimité se fait ambivalente dans le 16e. L’allegro initial est jeu de questions-réponses abruptement commencé, modernité en aphorisme permanent : quelque chose de fantomatique, d’éparpillé parmi les ruines de ce que des classiques eussent nommé « la beauté » d’équilibre et de sérénité. Et ici, les Emerson fractionnent le discours, tout autant qu’ils l’unissent – les sonorités, bien sûr- dans le glissement perpétuel, l’énigme d’un scherzo où les futurs elfes mendelssohniens ne seraient qu’aimables messagers de l’invisible, et où ils feraient halte brève pour un petit tour chez les musiciens de village, avec ultime accord ponctuant d’une gifle…Préludes à ce « doux chant de repos, chant de paix » que Beethoven lui-même inscrivait sous le lento assai, dont les interprètes traduisent dans une très dense chaleur la progression – marche d’intime solennité ? en tout cas, ce chemin va « vers l’intérieur », comme le recommandait alors Novalis ; et du vivant qui cherche l’issue après avoir évité les pièges d’une mort aux aguets -, magnifiquement heureux dans ce temps clos comme Beethoven sait en ouvrir. Avant neuve dramaturgie, mystérieuse et rompue, humoristique aussi (mais l’Humor pré-romantique de l’Europe du centre…) d’un « Le faut-il ? Il le faut ! » à triple sens. Ce mini-opéra de théâtre instrumental avec pizz et silences joueurs, les Emerson le prennent avec une distanciation qui ravit… et cette fois enchante le public.
Pensée d’Emerson
Reste à couronner la démarche austère : 5e,le sommet de Bartok, peut-être, mais pas le plus inaccessible des 6 . Les Emerson lui consacrent la plénitude de leur identité – on devrait compléter : leur idéalité, et « transcendantaliste », puisqu’Emerson il y a, donc philosophie poétique américaine… -, qui va des unissons sauvages à la massivité de « calmes blocs ici-bas », d’un clair tissu polyphonique à une folle vitesse de micro-cellules. Oui, l’on devine chez ces musiciens que le patronage réflexif n’est pas coquetterie, et que la pensée sur les œuvres doit occuper une part de leur travail. Dans l’allegro, la presque brutalité de rythme dominante s’interrompt pour faire place à la tentation d’un choral, ou conquérant un espace à l’évidence pictural, se déchire de zébrures colorées.
Nostalgie de Dvorak et lumière de Mozart
L’adagio est temps de jardin nocturne comme Bartok en a ouvert les portes aux auditeurs fascinés, frémissements de chants et oiseaux « rendus visibles », une paix aussi comme celle du féérique chez Ravel : le Quatuor murmure cela en un climat d’une suprême émotion. Rebondissement terrestre dans le scherzo, avant les pizz-glissandi distillés par l’andante aux archets qui s‘obstinent en battement de « ping-pong » : cela semble prélude au grandiose finale, vertige tourbillonnant et minuscules stries de vitesse exacerbée, qui enclot un surprenant collage du genre « ticket d’autobus dans un tableau surréaliste » (selon la formule que rappelle Harry Halbreich)… Le triomphe légitime pour cet admirable 5e amène deux bis : d’abord un Dvorak où se réfugie la nostalgie tendre qui n’avait pu jusqu’alors se faire jour en un parcours si sévère, puis un fugato où l’humanité mozartienne revisite l’Ancien Testament de J.S.Bach et lui donne sa propre lumière d’après-midi. Histoire de finir sous un autre angle – plutôt une courbe ? – ce voyage en pays d’ultimité…
Lyon, Salle Molière, le 18 janvier 2012. Mozart (1756-1791), Quatuor K.590 ; Beethoven (1770-1827), 16e quatuor ; Bartok (1881-1945) 5e quatuor. Quatuor Emerson.