vendredi 13 juin 2025

Lyon. Salle Molière, du 24 au 30 septembre 2009. 20 èmeFestival Les Musicades 2009. Intégrale des Quatuors de Beethoven: Quatuor Auryn

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Les Musicades de Lyon fêtent leur 20e anniversaire : pour cette association qui a joué et joue un rôle déterminant dans l’activité musicale de la Ville et de la Région, ç’aura été l’occasion d’un beau coup de dés, avec une intégrale des Quatuors de Beethoven, en six concerts, par le Quatuor Auryn. Pari réussi, tant par la splendeur de l’interprétation que par l’écho dans le public fidélisé et renouvelé de musique chambriste entre Rhône et Saône.

Es muss sein

Un vrai quatuor, les Auryn, habitant « la même maison » depuis l’acte de fondation voici bientôt 30 ans, et se consacrant ensemble à la même tâche, non point obscure mais d’une lumière irradiant de l’intérieur… : l’invitation des Musicades était particulièrement pertinente. On n’a donc guère envie de souligner des traits individuels, souligner l’air d’éternel étudiant pour l’un, la concentration souriante qui se détend à chaque fin d’œuvre pour un autre, car ici ce qui compte c’est le parcours rassemblé, abouti, et ce qui en sort pour une histoire aussi démesurée que celui d’une intégrale des quatuors beethovéniens. La beauté du « geste » est dans l’unité voulue, qui ne saurait s’accommoder de la parole prise et gardée au détriment des autres, ce « sur moi les projos » qui –formule familière ou non, énonciation ou désir – gâte ou du moins entache bien des réussites en collectif. Chez ces instrumentistes d’irréprochable morale, il y a aussi une simplicité de comportement, ou – par écho de ce que nous avait dit cet été un pianiste schubertien -, une « humilité » du Quatuor en face du Voyage auquel est convié le public. Et ainsi rien qui cherche à distraire de l’essentiel. C’est que d’évidence on ne s’engage en ce pari sublime sans se savoir, à quatre, une exceptionnelle capacité de synthèse comme de renoncement à l’ostentation virtuose. Il ne s’agit pas de surmonter telle ou telle somme de difficultés –déjà d’une effarante complexité technicienne – mais de communiquer la vue cavalière sur toute une existence de compositeur. Sans donner – jouons un brin sur les termes de philosophie – la fausse vision qu’ici l’existence précéderait l’essence : tout au plus la parachèverait-elle, en transcendant « le misérable petit tas de secrets » : « es muss sein »(il le faut, 16e quatuor) en donne l’exemple quasi-ludique, mais aussi et surtout le rapport avec le réel vécu par Beethoven, ses liens avec la maladie (largo du 15e) et l’emmurement de la surdité, ou les allusions à la maladie d’amour (une Bien-Aimée à multiples visages), tout cela qui alimente l’écume sur la vague et non la houle profonde chère aux Historiens modernes. Céder à l’anecdote contre le génie de l’inspiration, ce serait briller par éclats de virtuosité au détriment de la pensée austère et (se) disperser ou (se) divertir, perdant de vue les lignes de crête.

L’Intranquillité beethovénienne

Un exemple entre 100, ou plutôt entre 11 (puisque nous n’avons pu suivre que 4 des 6 concerts), et prenons-le dans l’ultime soirée, en sa clôture : l’op.59/2, le 2nd de la « manière intermédiaire » selon la classification traditionnelle. Dans ce paysage de hauts plateaux, et avant le Massif Central Rocheux et Glaciaire des Cinq derniers, les Auryn concluent et jettent un regard sur le chemin balise – ils ont eu évidemment raison de ne pas suivre l’ordre chronologique strict, mêlant à chaque étape les diverses époques… Dès l’allegro de ce 2e Razoumovsky, ils font bien sentir à quel point ce Livre aux 15 chapitres obéit aussi au principe d’œuvre ouverte ou in progress, avec ses trous de silence dont pourrait dire scherzando(en plaisantant) qu’ils sont marque de l’Intranquillité chère à Pessoa. Cette dramaturgie, sismographe de ce qui va et doit suivre, doit-elle aussi à l’improvisation ? Sûrement moins que chez d’autres plus intuitifs et « premier jet » que Ludwig-Van-aux-carnets-d’esquisses, et les Auryn jouent le jeu d’une avancée parfois farouche, parfois inquiète, ou simplement interrogatrice dans l’humour de situation (« et là, qu’est-ce qu’on fait ? »). Alors ils se regardent, sans théâtralisation, c’est naturel et « sans affectation », comme s’ils se consultaient à un carrefour. Ainsi que la pensée de Beethoven – qui inclut la plaisanterie, fût-elle un peu « brutale », même en projet titanesque, le leur demande. Plus loin, dans « la méditation sous un ciel étoilé » (l’adagio, selon l’auteur), ce sera céder à l’intensité du questionnement, ralentir avec précaution, faire envelopper par un son velouté du violoncelle, et en coda effacer intuitivement concentration et beauté de la mélodie qui avait surgi. A l’inverse, ce sera donner au finale sa charge (au double sens du terme) aux limites de l’étrange, mettre en valeur des frottements rudes jusqu’à la laideur, et en coda s’enrager follement. Tout ce sacrifice à l’harmonieux du sonore, parce qu’une lecture depuis longtemps menée l’aura exigé. D’autres très hauts moments dans ce dernier concert ? Op. 135 – ce 16e mal compris parmi les ultimes – : déconstruction, fragmentation, mystérieux entrelacement de l’allegro (pointilliste ? hyper-abstrait ? en approche d’une vérité géologique sur plusieurs niveaux, voire éparpillée, telle que la donneront à voir plus tard et ailleurs les nouvelles conceptions du roman, de Faulkner à Butor ou Simon). A l’allegretto, consentement à la disgrâce répétitive pour mieux montrer la pertinence. Et après le refuge en émouvante méditation du lento, retour en dramaturgie pour le finale aux unissons déchaînés, frénésie pour en finir avec le mythe du trop beau son, et en coda, une petite chanson irrévérencieuse en pizz…


King Lear ou La Nuit des Rois

Evidemment, il y a – au centre des concerts I,III,IV et V, les op.127,130,131 et 132 (ce dernier que nous n’avons pu entendre, hélas). C’est sans doute le 13e (op.130), à cause de la Grande Fugue, qui est sommet absolu, dont toutes les voies d’accès demeurent intimidantes, voire porteuses d’effroi. Les Auryn ne dissimulent rien de cette Altitude aux faces en dièdres glacés, de cette pensée faillée qui s’aborde par le discours déconcertant de l’adagio e allegro : alternance vertigineuse et permanente d’une cellule méditative et d’un tourbillon anguleux (risquons l’oxymore) qui commande cette aventure de la dialectique beethovénienne, faisant semblant de chercher alors qu’elle a déjà trouvé son chemin. Passage d’elfes, mais pas mendelssohniens pour 2 kreutzer, dans le presto, marche arthrosique d’un philosophe plus humoriste que Kant à sa promenade quotidienne dans Koenigsberg, danse chaloupée « alla tedesca », en avant de la Cavatine, qui est abordée humblement, et qui fait songer à une matière affective en fusion infiniment lente. Le chant si tendre du 1er violon s’y affirmera, puis le halètement plaintif (« asphyxié ») qui se perdra en silence. Et alors ce sera l’unisson sauvage pour la Grande Fugue, blocs encore brûlants, splendeur de l’enjeu dans la rigueur orthogonale, là où comme l’écrit René Char, « le balancier lance sa charge de granit réflexe », coup de théâtre métaphysique d’irruption chorale avant que ne reprenne l’unisson et son triomphe terminal. Les Auryn jouent la Fugue en état d’exaltation néanmoins calibrée et font de ce poème d’aspérité un haut-lieu de la création. Follement acclamés, ils reviennent, tout autres et porteurs du finale de substitution que Beethoven consentit à ses pusillanimes Viennois : et alors là, promenade joueuse, moqueuse, pourtant semée d’embûches un rien sournoises. N’empêche : dans cette pièce en 6 actes, vous préférez, si c’était du Shakespeare, un Roi Lear jusqu’au bout, ou bien un 6e acte conclusif genre Nuit des Rois ? Certes pas une pensée en solde (ce ne saurait être chez Ludwig), mais au jeu de dés l’apparition d’autres figures…


Une Arche d’Alliance

Au fait, le Saint des Saints, l’Arche d’Alliance de sentiment et esprit, ne serait-ce pas, encore mieux, le 14e, avec ses 7 mouvements, eux, insécables, inégaux dans le temps et d’ordre immuable ? Les Auryn y sont aussi magnifiques de concentration, avec la question désolée du début, ce creuset lent de fugue serpentine (toujours l’oxymore), le passage d’autres elfes surgis des horizons du doute, pour aller s’immerger dans la noble variation infinie d’un andante qui se révèle tour à tour prière, danse, tractatus logicus ou berceuse au trille de vie intérieure, adulte et pourtant sans protection – sauf si se maintient le Spirituel dans l’art… Etonnants aussi les chants éperdus d’oiseaux pour un presto qui a la folie de l’étrange et d’un variateur de vitesse avec trous de silence glacial, avant la désolation solitaire d’un court adagio (« L’Inachevé » ?) et la lancée dans la chevauchée d’un finale n’obéissant qu’à la seule injonction poétique : « il faut être absolument moderne »… Fonction qu’accomplissait déjà le 12e (op.127), ouvert par ses Propylées aux vides silencieux et aux piliers solennels sur l’adagio et ses variations si lentes, hymne à la joie intérieure et au progrès de l’âme. Pour que se conclue dans le tourbillon joyeux mais haché du scherzo puis la danse tantôt très terrestre et tantôt immatérielle d’un finale qui s’échappe à soi-même vers les hauteurs imaginaires d’un autre monde que prépare le trille généralisé.


Les promenades de Ludwig

Mais encore quelles beautés dans le parcours des op.18 ! L’adagio du 1er – Roméo, Juliette ou pas de théâtre du tout – s’asphyxie de sanglots, la Malinconia du 6e retentit d’appels mystérieux, tandis que son 1er allegro en son allant de gaieté zoome sur la promenade ludwigienne, mains derrière le dos, cherchant d’oreille malade les oiseaux pour les faire entrer dans son quatuor… Avec le 4e, éloge de la fuite au prestissimo, tourbillon sur les collines et dans la plaine, en écho du 10e (op.74) où « Les Harpes » ponctuent de très délicieuse légèreté un discours complexe, puis tout à coup en presto se prennent à tourner sans fin sur un motif motorique en boucle et digne d’une Ferrari… Selon son âge – et donc sa culture beethovénienne, puisqu’il paraît que Ludwig Van n’est plus, même chez les musiciens en années d’apprentissage, l’indispensable, l’évident maître-compagnon -, on se reporte donc, après concerts, aux témoignages discophiliques de naguère, non pour un palmarès, mais pour mieux situer les Auryn. Les Budapest ? Plus rudes, presque abrupts, un peu comme les Vegh. Les Italiano, à l’inverse égaux, métaphysiciens harmonieux. Ici, peut-être synthèse « moderne », et plus ouverte à tous les vents d’une inspiration sinon changeante, du moins tour à tour très rigoureuse puis éprise de liberté sonore. Peut-être le travail sur les œuvres d’aujourd’hui dont on sait les Auryn volontiers artisans communique-t-il à leur intégrale ce souffle vers l’inconnu ? Mais quand il se retournent vers le Père du quatuor, Haydn, dont ils sont des interprètes privilégiés, ne puisent-ils pas à cette source d’intelligence novatrice et humoristique des forces que leurs bis de chaque soir, si généreusement dispensés, illustrent en toute inventive relecture : ainsi d’extraits dans l’op.76/4, un doux et complexe recueillement préfigurant Beethoven, l’op.64/4, pause tranquille de promenade au Prater, l’op.31/1, tourbillon hanté qui vire à la valse, ou l’op.76/6, descente en soi-même pour y retrouver la liberté de la pensée.


Et ensuite…

« Enseignements à tirer » de cet événement ? D’abord : il ne suffit pas de « programmer » une série si séduisante soit-elle, il y faut un témoin qui prépare et prolonge les concerts. A ce titre, le « petit livre » d’analyse et de synthèse, confié à un spécialiste du Quatuor et de Beethoven, constituait un compagnon précieux, d’écriture précise, sans jargon, et riche en échappées historiques et poétiques. Grâces en soient rendues à son auteur, Bernard Fournier, lui-même conférencier en deux « avant-concert ». Ensuite, et sous forme de proverbe rassurant : « Patience active est souvent récompensée ». Car arriver, fin septembre, à remplir aux 2/3 – ou davantage : début et fin du cycle – la Salle Molière pour 6 concerts exigeants signifie qu’on n’a pas seulement réussi à refédérer les « Musicadiens ». Ce qui est déjà bien, et témoigne de la fidélité de ce sympathique microcosme – mais celui-là aussi prend de l’âge, et il faut y ajouter « un sang neuf ». Celui des étudiants-musiciens se renouvelle constamment (Conservatoire Régional ; Villeurbanne ; CNSM : mais « le Quai Chauveau » n’abrite plus la session des Musicades comme aux années 90,et « rentre » tard, tout comme l’Université), et des enseignants de lycées ont pris la relève pour amener d’encore plus jeunes spectateurs, ce qui est certainement une « voie à continuer d’explorer ». D’une façon plus générale, l’exemple réussi est à analyser pour le(s) public(s) d’une grande agglomération : non en termes de concurrence entre les «honorables sociétés » organisatrices, mais pour une incitation renforcée et coordonnée. La musique de chambre, y compris dans ses formes de récital plus « soliste », peut rassembler, notamment par un projet cohérent et audacieux ; une réussite « isolée » ne soustrait pas, elle additionne, et multiplie les «désirs d’avenir ». En d’autres termes, tout cela ne doit pas se faire combat d’aînés vitupérant les supposées inculture et paresse des cadets, mais dialogue constructif qui sans nier les obstacles agit pour les réduire, en s’efforçant aussi d’associer à ce « service public » de la culture musicale ce que des pouvoirs…publics (ou davantage privés) accepte(ro)nt d’encourager.
Allez, au-delà des vœux qu’inspire cette intégrale, une devinette en coda : qui a écrit – peut-être entre Rhône et Saône, si on s’en tient à la 2nde invocation scientifique ? – : « Audace aussi géniale peut-être que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un (Beethoven) expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant vers le seul but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais ! » Réponse sur le site de classiquenews, comme si « nous y étions »….

Lyon. Salle Molière, du 24 au 30 septembre 2009. 20 ème festival Les Musicades : intégrale des Quatuors de Beethoven par le Quatuor Auryn (Matthias Lingenfelder, Jena Oppermann, Stewart Eaton, Andreas Arndt). Enregistrement des Quatuors de Beethoven par le Quatuor Auryn chez Tacet.

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