Le CNSMD de Lyon permet très souvent à des « jeunes solistes » de s’affirmer en récital à la Salle Varèse : ainsi a-t-on écouté la pianiste roumaine Gabriela Ungareanu dans un programme exigeant, des brumes brahmsiennes au soleil de Moussorgski, qui a révélé une rare concentration d’esprit alliée à un beau sens des couleurs pianistiques.
Le non-public a toujours tort
Parfois, au milieu de l’automne, il y a des soirs qui se prennent à jouer l’hiver, les quais de Saône sont balayés d’un vent aigre, ça sent la neige qui bientôt…On va salle Varèse, les couloirs sont un peu frigorifiés, les si utiles concerts « jeune soliste » n’attirent pas un monde fou, bref comme on disait dans la jeunesse culturelle du critique, on devrait aller « à la recherche du non-public ». Eh bien, ce soir particulièrement, le non-public, en ne venant pas, s’est tout enduit d’erreur, selon le parler lyonnais. La pianiste roumaine de 25 ans, Gabriela Ungareanu, joue sur Bösendorfer, et c’est bien déjà, car ça change de la pensée unique et cliquetante des Steinway. Elle a étudié en France avec Jean-Claude Pennetier, Alain Planès, puis Christian Ivaldi : est-ce de ces maîtres qu’elle tient mieux sa rythmique si précise alliée à la subtilité harmonique et à une notion de force sereine, toujours en disposition de poésie ? Disons qu’ils ont dû conforter cela en elle, qui donne au crépusculaire op. 118 de Brahms sa juste distance de lointain baltique, des fins de phrasés s’effaçant dans le silence. Elle et le Bösendorfer avec ses nappes de son murmurantes traduisent le mi-légendaire et le post-romantique enfin apaisé : c’est très beau, l’évidence de la pensée ultime brahmsienne. L’autre ultimité, celle de l’op. 111 beethovénien, Gabriela Ungareanu lui réinvente dans le 1er mouvement une dramaturgie, une diction impérieuse trouée de silences (pas les mêmes, bien sûr, que Brahms), un chant glorieux des basses. L’esprit d’improvisation, est au risque – courageusement assumé – de se laisser entraîner en fugitive errance par sa propre éloquence dans la 4e variation (« pré-jazz ?), et ainsi va une arietta commencée en grande prière, conduite selon l’exigence la plus philosophique et achevée en carillon mystique. La réconciliation de l’être avec l’univers, cette jeune pianiste la revit comme si elle avait déjà parcouru un très long chemin…
Le vertical, l’angoisse et le panoramique
G.Ungareanu aborde ensuite l’unique, l’irremplaçable partition de Moussorgski, ces Tableaux qui 20 ans après La Sonate de Liszt – et par de tout autres moyens de structure formelle – trouvent une issue au classico-romantisme. Les pianistes sans horizon spirituel n’y font sentir que les moments d’une Exposition, jouent du contraste, en s’appuyant sur l’indispensable virtuosité. Notre Roumaine, elle, a pris la dimension de l’œuvre, et dès l’énoncé initial, impose un principe unificateur, dans le ton grave d’une forme de sacré, que le leitmotiv des cloches et du chant orthodoxe imposera dans le voyage visionnaire. Et ce qui est précieux dans son interrogation, c’est l’accès ainsi rendu désirable, à ce qui dépasse tout référent pittoresque des tableaux et son équivalent sonore (ce serait l’addition de la technicité digitale et de ses effets flatteurs : l’anecdotisme musical existe, hélas !). Ainsi le centre le plus troublant de l’œuvre, les Catacombes, prend-il un sens mystérieux d’accès à la mort grâce à son écriture troublante de modernité. Et permet de resurgir dans la gloire du chant « vertical » de la Grande Porte. Martèlement impitoyable qui annonce Prokofiev, angoisse de l’attente et de la révélation (pourquoi ne pas penser aux films de Tarkovsky ?) sculptures (plus que peintures) de la violence, soleil final qui élargit la « vision » comme un immense panoramique du cinéma d’Eisenstein, ce jeu est prodigue en « échappées » qui-délimitent la simple exécution. Cette façon de tenir la ligne directrice et générale, retenez-la bien à propos de Gabriela Ungareanu qui, pour l’heure, est « en perfectionnement » ( ah le jargon post-pédagogique !) au CNSMD de Lyon. On allait oublier une tenue en scène parfaitement digne, insoucieuse du théâtre mais sans mise en citadelle égocentriste, tellement cela devrait aller de soi chaque fois que s’affirment de grands interprètes en devenir. Tout est en place, à nous de « jouer » !
Lyon. Cnsmd, salle Varèse, Le 8 novembre 2007. Récital de Gabriela Ungareanu, piano. Johannes Brahms (1833-1897): Klavierstücke op.118. Ludwig van Beethoven (1770-1827): 32e Sonate op.111. Modeste Moussorgski (1839-1881): Tableaux d’une exposition.