A partir de Liszt
Duo de pianos
Mario Stantchev
Alain Jacquon
Ecully (69), Maison de la Rencontre
Jeudi 5 avril 2012, 20h30
Ecully (69), Duo de pianos Mario Stantchev et Alain Jacquon, chemins croisés classique et jazz, à partir de Liszt, 5 avril 2012
La 29e saison d’Ecully Musical a été placée sous le signe lisztien : l’avant-dernier programme propose non pas un affrontement de pianistes (style pugilat d’époque Thalberg-Liszt…), mais des regards et des gestes croisés. Le « classique » Alain Jacquon et le « jazzman » Mario Stantchev lisent les ultimes et énigmatiques dernières pièces du compositeur, « tuilent », improvisent, inventent un dépaysement qui ne manquera pas d’intriguer les mélomanes en voyage dans l’Ouest lyonnais.
Musicam et circenses
On se rappelle une pièce très drôle de Mauricio Kagel – bientôt le demi-siècle, 1964 ! – où le compositeur argentin et grand maître du théâtre (musical) de l’absurde mettait en situation d’absolue rivalité deux violoncellistes sous « regard » d’arbitrage « à la console électronique » :un Match pour réaliser les fantasmes d’interprètes sur … court de tennis, pardon, sur scène, et de « cour à jardin »… En fait, Kagel ne faisait que prendre à la lettre une bonne vieille tradition des musiciens affrontés en leur ego, veillés voire excités par des spectateurs qu’émoustillent les idées d’excellence et d’affrontement. Les siècles antérieurs furent friands de ce « musicam et circenses » (transposons la formule romaine « du pain et des jeux » ) : on n’a pas oublié le « match » d’orgue franco-allemand (d’ailleurs manqué) de J.S.Bach et L.Marchand, ou les joutes au clavier du forte-piano entre Mozart et des rivaux comme Clementi (que le tendre-et-cruel Amadeus n’avait de toute façon pas en haute estime, pas plus que la plupart de ses confrères qu’il réussissait même à loger ironiquement au finale d’un opéra : les « tubes » de Sarti ou Soler dans le dernier souper de Don Giovanni )… Mais c’est aux temps du romantisme que la notion de spectacle s’épanouit, avec les matches « européens » des pianistes, ainsi Thalberg et Liszt s’affrontant sur le ring…d’un salon aristocratique parisien, sans qu’il y ait de vainqueur, fût-ce aux points (Marie d’Agoult jugeant « Thalberg est le plus grand, Liszt le seul ! »).
Une œuvre si ouverte
En dehors de cette rivalité aux accents souvent puérils, et même contre elle, on a pu et on peut encore confronter (hors notion de joute et de palmarès immédiat donné par jury ou même public) , deux instrumentistes – claviers identiques -, se rejoignant autour d’un compositeur privilégié et s’élançant de leurs rives culturelles pour suivre le même fleuve. Surtout si le choix de ce début du XXIe porte sur le musicien du XIXe le plus ouvert – comme on parle, avec Umberto Eco, d’« œuvre ouverte » -, de l’inspiration la plus hétérogène et paradoxale, de la générosité la plus folle. En cet homme-kaléidoscope on aura reconnu Franz Liszt, « franciscain et tzigane », qui s’autorisait à puiser partout son « bien » pour en opérer d’inouïes transformations – souvent pour mieux « diffuser » par transcriptions ses aînés (l’autre Franz, Schubert-aux-600 lieder). Et faisant de sa vie un roman, il en vivait les ultimes épisodes avec le détachement abandonné des séductions « mondaines », écrivant pour le piano des pages longtemps prises- après sa mort en 1886 – pour fonds de tiroir n’appelant qu’indulgence un rien navrée : on songe ici, toutes choses transposées, aux poèmes terminaux d’Hölderlin, si minimalistes en regard des complexes splendeurs de grande période créatrice.
Les nuages de l’âme
Alors que la modernité du XXe y a redécouvert des « clés pour l’avenir » – celui de Scriabine, de Bartok, voire – atonalité aidant – de Schoenberg qui aurait pu ajouter un « Liszt le progressiste » à sa formule qualificative sur Brahms…De ces dernières pièces qui forment une mosaïque au sens parfois énigmatique, on connaît à nouveau un peu moins mal des Nuages Gris (ceux de l’âme et de l’harmonie plus que les impressionnistes gonflables au ciel francilien), deux Lugubres Gondoles et un R(ichard)W(agner) mort à Venise, ou une Bagatelle sans tonalité. Mais il en est d’autres, et même des petits fragments pas loin de l’inédit, où sont allés puiser deux pianistes aux « sonorités…(pas si) opposées » qui pour la deuxième fois proposent un concert à deux pianos où se mêlent – se « tuilent » serait plus approprié ? -base textuelle romantique (et pré-moderne) et inventions stylistiques des deux bords.
L’un …
L’un est venu il y a un peu plus de trente ans de Bulgarie, où enfance-adolescence (éblouie par les concerts où il pouvait écouter Richter, Gilels, Van Cliburn, A.de Larrocha….),et premier âge adulte ont été vécues dans la musique – parents, enseignants, co-enseignés , Lycée, Conservatoir… Mario Stantchev, tout en optant pour le jazz prioritairement, a été (et demeure ) pianiste, chef et compositeur « en classique »et, comme il le dit avec un clin d’oeil, « en musique savante ». Arrivé entre Rhône et Saône, il a vite gravi la colline de Fourvière pour être d’abord enseignant de piano au Conservatoire de Région, et y fonder en 1984 un département jazz qui compte aujourd’hui 12 enseignants et une centaine d’ élèves. Il a évidemment beaucoup joué –Europe, Etats Unis, Chine – en soliste, duo ou big band (Ron Carter, Enrico Rava, Jay Anderson), créant un Sextet et un Trio Jazz, sans oublier de participer au « contemporain savant » avec Intervalles, ou 2 e2 m et Paul Méfano.
Et l’autre…
L’autre revient en son terroir d’origine (beaujolais) après de longs périples, à l’image (non maritime, cependant) du compositeur qu’il a contribué à faire (re)connaître, le pianiste et contre-amiral Jean Cras (1879-1932)… Alain Jacquon, même s’il est aussi chef d’orchestre et compositeur (notamment des musiques de scène pour le théâtre), est essentiellement pianiste, et ses qualités reconnues de « coloriste » l’ont dirigé tout à la fois vers le répertoire « classique » et dans une recherche des partitions rares, en esprit de redécouverte. Largement « lauréé » (prix du CNSM-Paris, Prix au Concours Marguerite Long 1981), il est soliste et concertiste européen, mais aussi en Extrême-Orient, il a des liens privilégiés avec les Etats Unis – concerts à la National Gallery de Washington, New-York, Boston : il y a même « créé » un très court Prélude inédit de Chopin… -, où il appartient à la « Family of Artist », premier cercle du Newport Music Festival. Ce généraliste du piano pratique beaucoup le « chambrisme », spécialement en duo (C.Ivaldi, P.Bianconi, M.Béroff, L.Peintre), et s’est consacré plus particulièrement à la musique française du premier- XXe ( Jean Cras, donc ; André Caplet, Lili Boulanger, G.Auric, P.Le Flem, bientôt Philippe Gaubert) que des responsabilités de direction artistique aux éditions Timpani ont permis d’enregistrer et de mettre en valeur. Pédagogue, il a aussi été directeur de Conservatoires à Boulogne-Billancourt, puis Montpellier, avant d’être appelé en 2009 au CRR de Lyon.
Gardien du Temple et improvisateur
Des affinités électives se sont vite nouées entre les deux pianistes -enseignants , et dans cet esprit de « transversalité » (le terme à la mode amuse Mario Stantchev !), une rencontre sur le terrain du concert s’était déjà opérée en 2010…., d’ailleurs peut-être plus expérimentale (sinon paradoxale) parce qu’il s’agissait de co-œuvrer sur le terrain de Chopin. Pour les concerts des Rencontres d’Ecully (ouest résidentiel de Lyon), A.Jacquon et M.Stantchev reprennent les idées directrices de leur travail en duo, centrant sur Liszt-dernière-période, tout en gardant du concert 2010 la base de transcription pianistique lisztienne pour quatre lieder empruntés au cycle de La Belle Meunière (l’errance-voyage, le drame violent du Chasseur, l’abandon douloureux au ruisseau). Les deux pianistes repartent donc du principe que l’œuvre – fût-elle parée des somptueux vêtements dont l’histoire musicale l’a ornée- n’est pas en deuil d’elle-même et de sa perfection, en tout cas figée dans l’histoire une fois pour toutes. Et si on admet ce principe à propos de l’interprétation, pourquoi ne pas « ouvrir » aussi sur d’autres horizons, par des chemins entrevus voire empruntés à certains « poteaux indicateurs » (pour reprendre le titre d’un lied du Voyage d’hiver) ? Bien sûr, Mario Stantchev réaffirme avec force son respect de textes fondateurs du romantisme qu’il connaît et pratique ou a pratiqués en toute admiration. Mais les deux pianistes se trouvent en accord amical… et actif pour échanger « en vie », l’un – « le gardien du Temple des textes » – jouant tout ou partie d’une partition que l’autre a le « droit » de prolonger – à la fin, ou même en cours de route – par une improvisation qui pourrait aussi devenir sa part de rêverie reconstructrice. Et où il pourrait même entraîner son partenaire… « Epanchement du songe dans la vie réelle » du texte, proposait Gérard de Nerval aux temps de Liszt….Et l’une des pièces choisies n’est-elle pas « En rêve, nocturne » ?
Interposition, fondu-enchaîné…
Les interprètes peuvent également distinguer plusieurs phases ou modes de jeu(x) : A.Jacquon évoque trois concepts dominants : question-réponse (« et la question sans réponse » de Charles Ives, interrogerait un plaisantin ?), superposition, contraste. M.Stantchev, qui n’aime pas l’idée de paraphrase, parle plutôt d’interposition (l’énoncé de la partition lisztienne est prolongé par sa proposition improvisante, et peut ensuite reprendre), on suggère la notion plus picturale-XXe de collage (c’est aussi le titre d’une de ses compositions, en 1992…), celle, cinématographique de fondu-enchaîné. Et pourquoi ne pas penser à ce que son compatriote André Boucourechliev donnait en exemple de Voyage des sons et de la pensée musicale à travers la série de ses Archipels ? On sait aussi combien de grands interprètes XXe-XXIe qui ont uni les domaines – ainsi l’Autrichien Friedrich Gulda en son style très « provoc et thomasbernhardien », le Français Michel Portal – ont toujours déploré le cloisonnement des Chapelles et la psycho-rigidité de leur(s) public(s)… Quoi qu’il en soit de la dénomination et de la référence qui « autorisent » des parcours inorthodoxes au regard de la tradition, il faut aussi se rappeler à quel point le père-fondateur choisi fut lui-même un improvisateur de légende, pour qui le « principe de plaisir et d’ivresse par le son » demeura tout au long de la vie une donnée capitale, comme d’ailleurs la notion de théâtralité en public (ce qui justement le séparait d’un Chopin viscéralement hostile à tout exhibitionnisme).
Il y aura donc probablement dans ce concert une part de surprise, d’inattendu, y compris dans « les gestes » pianistiques, voire le rapport salle et- scène. Les propositions « émiettées » du vieux compositeur-pianiste, qui ne sont pas du désenchantement mais de l’interrogation sur les voies-et voix de l’avenir, incluent ces virtualités, ces enchaînements, ces incitations mutuelles à la (re)créativité. Sans oublier que le romantisme a inlassablement inventé du côté du Temps, et que le rythme-tempo-climat de ce concert-proposition est à lui seul un bel hommage au plus européen des Franz… « Encore un jour et je pars, chantait Liszt dès 1837. Je pars pour des pays inconnus qu’habitent depuis longtemps mon désir et mon espérance. Libre enfin de mille liens, plus chimériques que réels…Cent fois heureux le voyageur, qui ne repasse pas dans les mêmes sentiers ! Heureux qui sait briser avec les choses avant d’être brisé par elles ! »
Ecully- Musical (69), Maison de la Rencontre, Jeudi 5 avril 2012, 20h30. Dernières pièces pour piano de Liszt (1811-1886), chemins croisés classique et jazz. Alain Jacquon, Mario Stantchev.
Information et réservation : T. 04 78 33 64 33 ; www.ecully-musical.fr