vendredi 25 avril 2025

Karol Szymanowski: Le Roi Roger, 1926

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Karol Szymanowski
Le Roi Roger,
1926

L’œuvre de Szymanowski, compositeur et voyageur, nous dit une attraction très forte pour l’Italie, en particulier la terre de Sicile où dès 1911, il a la révélation de son identité profonde, de nature homosexuelle. C’est une terre libératrice et donc décisive, restructurante où se retrouvent aussi d’autres créateurs en quête d’identité et de paix intérieure : August von Platen, Friedrich Albert Krupp, Gide.
L’air sicilien rompt avec le puritanisme bon teint mais étouffant, cultivé par la Pologne natale à l’étroitesse morale si permissive (dénoncée d’ailleurs dans le premier acte de son opéra Le Roi Roger). L’œuvre de Szymanowski déborde d’une sensualité souvent trouble, irrépressible (Symphonie n°3 « Chant de la nuit », 1914-1916), d’après le poète persan Rumi (XIIIè).
Comme un manifeste autobiographique, Szymanowski écrit en 1918 un roman aux résonances personnelles et intimes, « Ephebos », en hommage aux victimes des vagues homophobes, manuscrit détruit pendant l’incendie de Varsovie en 1939. En 1919, Szymanowski succombe au charme du jeune Boris Kochno, futur secrétaire de Serge de Diaghilev.
Le Roi Roger, commencé en 1918, créé en 1926, reflète toutes les facettes d’une âme inquiète, traversée par de multiples sentiments contradictoires où l’équilibre psychique peut être détruit.
Le sujet illustre la figure salvatrice d’un Antinoüs tentateur et provocant dont la sensualité de nature dyonisiaque éprouve la résistance morale de ceux qui l’approchent. Il s’agit aussi de ressusciter allusivement la figure avérée du Roi Roger II de Sicile, souverain éclairé, qui au XIIè réussit une fusion culturelle exemplaire entre chrétienté et islam. Comme en témoignent par exemple, les vestiges de Cefalu ou la Chapelle palatine de Palerme. C’est le théâtre intérieur d’un être écartelé entre son désir politique et les désirs non encore justement analysés, de son identité sensuelle.
La confrontation avec l’envoyé de Dyonisos qui se révèle être le dieu antique lui-même, précipite les événements et accule le roi Roger à prendre une décision, au comble d’une intense tension intérieure. Dans l’épreuve, le roi apprend à mieux se connaître. Il se révèle à lui-même. En cela, l’ouvrage s’apparente à une action mystique, un opéra conçue comme un voyage initiatique au terme duquel le héros gagne une conscience de lui-même renouvelée. A chaque spectateur de trouver laquelle, selon sa perception du drame et sa propre sensibilité.

A l’acte I, le cadre de la Cathédrale de Palerme signifie le poids oppressant de la loi dogmatique qui s’impose aux êtres sans les comprendre. L’ordre moral auquel doit aspirer le roi s’oppose à la réalisation de sa réalisation personnelle et sensuelle. Archevèque et diaconesse lui rappellent sans complaisance son vœu et son devoir de rigueur morale.

L’acte II montre comment le roi qui a demandé à ce que le Berger lui soit présenté, se trouble car il découvre tout un monde nouveau ; d’autant que face au souverain de moins en moins déterminé, le Berger se fait dieu des métamorphoses, également traité à l’opéra dans Ariadne auf Naxos de Strauss, celui qui suscite l’action tout en permettant la résolution des conflits.

Dans l’acte III, Szymanowski (qui réécrit la fin de l’opéra en 1921 différemment du plan originel proposé par son librettiste) gomme l’attirance du roi pour le berger, apôtre d’une religion libérée, sans entrave, où mysticisme et sensualité fusionnent pour épanouir tous ceux qui l’acceptent. Entre les deux personnages, le compositeur tisse une relation faite de mystère, de non dits, d’énigmes irrésolues. Dans son dernier air, Roger déclare se vouer à la vraie vie. Comme irradié par un feu intérieur, le souverain habité par une vision d’infini, offre son « cœur limpide » au soleil. Va-t-il retrouver le Berger Dionysos ? A-t-il choisi entre spiritualité et sensualité, aspiration apollinienne ou dionysiaque ? Le mystère reste entier. Cette aube où il rend grâce au soleil triomphant, marque un éveil personnel. Sa solitude est d’autant plus frappante que les courtisans et la reine Roxane ont de leur côté explicitement succombé à l’extase dionysiaque professé par le Berger. L’opéra se déroule de la nuit trouble à l’aurore éblouissante, comme une épreuve ou un rite de passage : en recevant l’action provocante de Dionysos, le Roi Roger a désormais trouvé son identité profonde. Il est comme ressuscité et peut renaître tel un astre renouvelé au terme d’une nuit d’inquiétude et de réflexion intense.

Aspects du Roi Roger
La partition permet à l’auteur de fusionner son goût orientaliste et la révélation des mondes mêlés en apparence opposés. Le choix du cadre historique n’est pas anodin. Orient, Occident sont particulièrement fusionnés en Sicile normande à la cour véridique du Roi Roger II qui permet l’imbrication des cultures arabes et chrétiennes au XIIè. Sa cour est un modèle de pacification exemplaire et humaniste pour Alphonse de Tolède. C’est un âge d’or auquel tout l’œuvre tend.
Sur le plan dramatique, la partition foisonnante révèle l’étonnant orchestrateur, en particulier sa deuxième manière, dans le sillon de Daphnis et Chloé de Ravel. La richesse du matériau musical ambitionne une fusion réussie, rêvée, fantasmatique des mondes moins antinomiques qu’il n’y paraît. Orient/Occident, Dionysos/Apollon.
Pour éprouver la plénitude de son être vainqueur (au terme de l’opéra quand il réalise son salut au soleil), Roger passe les épreuves d’une nuit d’ivresse et de tentations où Dionysos tentateur (le Berger) résiste en se révélant à lui-même, sommé de participer à une orgie sensuelle (dangereuse) qui peut ruiner et anéantir son identité profonde. Les courtisans et la reine Roxane ont pour leur part choisi de se soumettre immédiatement aux béatitudes promises par le dieu libérateur.
Or Roger sort vainqueur et reconstruit de ce drame intérieur. En acceptant le trouble suscité par le Berger, les forces de Bacchus se font agents de métamorphose. Elles permettent l’accomplissement de son être véritable. C’est pourquoi l’opéra est un drame initiatique, certainement autobiographique qui résume certains conflits écartelant secrètement le compositeur qui n’a jamais dissumulé son homosexualité, en particulier dans la rédaction du roman Ephebos où il raconte la vie d’un prince animé par les mêmes désirs que lui. La figure du Berger, instance provocatrice, agent du destin, celui qui précipite l’action, est à ce titre l’image idéale de l’éphèbe fantasmé.

Sur le plan de la durée, la partition frôle l’épure, la quintessence : elle ne dure pas plus de 1h20mn. Elle produit une synthèse de styles divers qui ont enrichi l’inspiration du musicien : Strauss, Ravel, Reger, Debussy, Scriabine et aussi Stravinsky, découvert plus tardivement… A la fois impressionniste et post romantique, expressionniste et orientaliste, l’œuvre est captivante, d’une rare sensualité qui montre combien l’acceptation profonde de désirs faussement contradictoires, permet d’atteindre à une nouvelle conscience, un champs d’expériences inédit, plus proche de l’acceptation voire du renoncement que de la frustration. Karol Szymanowski ne nous dit-il pas finalement que la sagesse c’est accepter ses contradictions intimes? Voilà pourquoi l’œuvre psychologique laisse supposer à son terme, un accomplissement libérateur et épanouissant pour le roi, jusque là possédé par le doute et le conflit. Sa dernière tirade sonne telle une extase et une révélation. En offrant son « coeur limpide« au soleil, désormais créature de l’aube, le héros régénéré peut prétendre à sa propre renaissance…

Illustration: Karol Szymanowski (DR)

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