mardi 19 mars 2024

Jacques Bonnaure: Saint-SaënsActes Sud, collection Classica

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Saint-Saëns,
classique inclassable

L’homme fut éprouvé dans sa vie personnelle, perdant ses deux jeunes garçons lors de l’été 1878, puis sa mère, devenant ce voyageur continuel sans domicile fixe, dans la seconde partie de son existence. Dieppe profitera d’ailleurs de ses départs et déplacements incessants, en recueillant une bonne partie de ses biens et collections (dont partitions et lettres de la correspondance, en particulier avec Fauré).
Classique, académique, peu ouvert à la modernité, celle qui se profile au début du XXè (Debussy, Stravinsky), Camille Saint-Saëns (1835-1921) cultive les zones d’ombres et de contradictions; c’est une personnalité multiple: dreyfusard, jamais antisémite, revêche pourtant, ami de Hahn, de Fauré; aimant Liszt et Wagner tout en fondant après Sedan, la Nouvelle Société de Musique destinée à promouvoir les seuls compositeurs français. Ainsi se précise Saint-Saëns: hué lors d’un concert à la Philharmonie de Berlin après avoir écrit et argumenté son indépendance vis à vis du wagnérisme; membre du jury au Prix de Rome (qu’il n’obtint pas) dont l’intuition parfaite et le goût sûr soutinrent la candidature du jeune Debussy pour sa cantate en lice, L’Enfant Prodigue
Farouche opposant à d’Indy (à son wagnérisme aveugle, à son franckisme filial), Saint-Saëns développe un amour de la forme parfaite et du développement rationnel; c’est un esthète généreux qui sait s’adresser au grand public quand d’autres favorisent plutôt la musique élitiste et le principe cyclique, cher aux franckistes. Voyez son Carnaval des animaux où se mêlent le populaire et l’élégance d’une écriture parfaite et raffinée. Républicain, il demeure constamment soucieux de la foule des mélomanes, pas uniquement des oreilles arrogantes mais riches des cercles élitistes. Saint-Saëns nuance notre perception de l’académisme en musique: néogrec, puis orientaliste, le compositeur demeure un grand faiseur d’épopée musicale pour l’orchestre et à l’opéra. Il est comme le pendant de son presque contemporain Gérôme, mort en 1909, dont la manière léchée illusioniste et ce goût pour un académisme de détail mais habilement ouvragé aura fait évoluer le style académique au XIXè. Saint-Saëns s’inscrit dans cette filiation: métier irréprochable mais inspiration personnelle.
Couvert de gloire et d’honneurs, Saint-Saëns naît à l’âge romantique, ce qu’il ne fut jamais; préférant plutôt le cadre classique souverain: il serait donc plus proche d’Ingres que de Delacroix, mais comme Berlioz, adulait Gluck. Ses oeuvres sont des réussites uniques, spécifiques, chacune dans son sujet: à chaque partition, Saint-Saëns sait régénérer son écriture et ses effets (comme Ingres ou David dans leurs portraits). Les 5 Concertos pour pianos demeurent singuliers, sa Symphonie pour orgue: un monument à part. Comme sont à redécouvrir aussi ses poèmes symphoniques et l’ensemble des 5 symphonies… A l’opéra, Samson et Dalila, d’abord créé par Liszt à Weimar, reste un chef-d’oeuvre absolu, doué d’une orchestration unique à l’époque (Bacchanale), et comme Massenet, le musicien illustre à sa manière les belles héroïnes fatales (après Dalila, Proserpine, Frédégonde, Parysatis, Phryné, Hélène…), série de portraits au féminin, amorcée dès 1872 par la Princesse jaune.
Le classicisme du maître s’accorde des virées orientales régulières: Saint-Saëns passe de longues années en Algérie, qui est une seconde patrie.
Tel n’est pas la moindre contradiction d’un artiste et créateur passionné par son art: multiple et classique; en un mot, inclassable. Le livre édité par Actes Sud démêle les traits particuliers et complémentaires d’un compositeur sur lequel pèsent encore beaucoup de préjugés réducteurs. Lecture éclairante.

Jacques Bonnaure: Saint-Saëns. Collection Classica Actes Sud. Parution: septembre 2010. 208 pages. 18 euros.

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