Igor Stravinsky
The Rake’s Progress, 1951
Arte, Musica.
Samedi 24 novembre 2007 à 22h30
Opéra filmé à Bruxelles, la Monnaie, en mai 2007. Avec Andrew Kennedy, Laura Claycomb. Mise en scène : Robert Lepage. Direction musicale : Kazushi Ono.
Une fable morale mais délirante
A Venise, le 11 septembre 1951, Igor Strawinsky dirige lui-même son dernier opéra, « The Rake’s Progress », d’Igor Stravinsky, partition qui fait de l’insolence et du délire, une arme affûtée pour dénoncer les errements d’un garçon riche trop naïf. Musicalement, le compositeur revisite les perles du buffa napolitain, entre truculence et cynisme. Si les sources de l’ouvrage sont musicales et « classiques » voire baroques, Strawinsky fait comme Richard Strauss et son librettiste le poète Hugo von Hoffmansthal quand ils réalisaient le chef d’oeuvre, du Chevalier à la rose, en 1911: Strawinsky s’inspire de la série picturale mordante du peintre britannique William Hogarth, sur le thème de « La carrière d’un libertin » (The Rake’s progress »). Facétie, lectures multiples, cocasseries et libertinages éhontés, mais surtout lecture morale un rien amère, où l’amour, le tendre amour, est aussi présent: tout dans The Rake’s progress comme opéra affirme le génie du Strawinsky dramaturge.
Le québécois Robert Lepage auquel nous devons sur la scène de Bastille, l’une des Damnations de Faust de Berlioz parmi les plus convaincantes, qui se lisait comme un superbe livre d’images, grâce au dispositif vidéo entre autres, renouvelle avec le même esprit d’irrévérence et de drôlerie caustique la mise en scène du Rake’s progress. La production donnée à La Monnaie de Bruxelles (en mai 2007) est la dernière réalisation souhaitée par son directeur Bernard Foccroulle, qui dirige à présent le Festival d’Art Lyrique d’Aix en Provence. Audace, pluridisciplinarité des genres, relecture moderne mais pertinente font de cette production un véritable bijou visuel et dramatique. L’imaginaire de Lepage se nourit ici d’une Amérique année 1950, aux clichés hollywoodiens, où l’essor du consumérisme à tout va, étend sa toile de fond. La richesse du pays se lit sur scène par une énorme pompe à pétrole, signe manifeste de l’êge d’or texan. Plus tard, la machine miraculeuse dans laquelle le héros investit pour tout perdre in fine, est une télé dont le miracle technologique incarnait à l’époque de Strawinsky, cette euphorie à l’américaine.D’ailleurs, le compositeur envisageait au départ d’aborder son Rake’s progress comme une comédie musicale pour la télévision… Les options de Lepage sont donc particulièrement justes. La réussite du metteur en scène est totale car jamais l’artifice d’une trouvaille ou d’un effet ne vient polluer la lisibilité de l’action, et souvent esthétique voire caricaturale mais jamais vulgaire (voir la scène de la vente aux enchères avec playmate et maître nageur autour de la piscine), ne corromp jamais non plus la scène quand l’émotion paraît. Le tableau de l’asile où finit la carrière de Tom Rockwell est émouvante et rétablit la vision sur le registre de l’humain.
Sous la baguette de Kazushi Ono, à la direction honorable et d’une constante tension, le plateau vocal est d’une belle cohérence où chacun des personnages illustre la palette des teintes entre le blanc et le noir: de la candeur amoureuse de Anne Trulove (Laura Claycomb qui nous fait un remake d’une romance hollywoodienne quand elle part en voiture retrouver à Londres, l’homme qu’elle aime mais qui l’a quittée…), à la naïveté du héros trop fragile (Andrew Kennedy dans le rôle de Tom Rockwell), jusqu’à la gravité calculatrice du diabolique Nick Shadow de William Shimell… sans omettre les deux personnages forts comme des figures de BD: Julianne Young (Mother Goose, la tenancière aux formes généreuses) et Dagmar Peckova (Baba la Turque, femme à barbe un rien hystérique). Un régal et l’une des productions de La Monnaie, ère Foccroulle, parmi les plus réussies. La captation comporte deux entretiens avec Robert Lepage qui explique au début de chaque partie (deux au total), les options de sa lecture et les enjeux de l’oeuvre. Voici donc une partition du XXème siècle qui s’est naturellement imposée sur les scènes lyriques, d’autant plus percutante qu’elle est admirablement servie par la mise en scène, subtile et délirante de Robert Lepage. Lequel en outre décrochait en mai 2007, le prestigieux Prix Europe pour le théâtre 2007 (lire notre dépêche Robert Lepage reçoit le Prix Europe pour le théâtre, mai 2007).
Crédit photographique: Igor Stravinsky (DR)