Le 9 octobre dernier, le milieu musical finlandais à Helsinki, fêtait les 80 ans du compositeur Einojuhani Rautavaara, à la carrure institutionnelle, qui incarne en père et en modèle, l’essor actuel de la culture finnoise dans les champs pluriels des écritures contemporaines: le compositeur incarne une manière de continuité avec Sibelius, le héros national lié à la conquête de l’indépendance, tout en renouvellant totalement son héritage. Maître pour bon nombre de compositeurs aujourd’hui célébrés, Magnus Lindberg, Kaija Saariaho (plus connue des Français car la compositrice vit à présent à Paris et a créé en mars et avril 2006, sous l’ère Mortier son dernier opéra, Adriana Mater)… Rautavaara, qui vit à Helsinki, est une figure nationale comme peuvent l’être chez nous, en France, Pierre Boulez ou Henri Dutilleux. C’est surtout avec ce dernier que Rautavaara dont le label Ondine édite l’intégrale des oeuvres – un corpus déjà impressionnant comprenant opéras, symphonies, concertos, musique de chambre, cycle choral…-, partage une sensibilité de plus en plus contemplative, édifiant des portiques d’une indiscutable portée poétique. Frappé récemment par un coma dont il est finalement sorti, le musicien s’engage pour l’exploration des mondes indicibles et invisibles: sa quête ne connaît pas de limites et le questionnement qu’il apporte est magistralement inspiré par une profonde expérience de la vie.
Dans la salle principale du Finlandia Hall, près de l’Opéra, le Philharmonique d’Helsinki sous la baguette vive et affûtée d’Olli Mustonen (né en 1967), qui est aussi pianiste et compositeur, était ainsi créée en Finlande, en ouverture de programme la dernière partition symphonique de Rautavaara, « A Tapestry of life » (commande conjointe du New Zeland Symphony Orchestra et du Philharmonique d’Helsinki). L’oeuvre est architecturée en quatre parties, chacune portant un titre évocateur, en liaison avec les textes choisis, de la poètesse finnoise écrivant en suédois, Edith Södergran (1892-1923) dont s’est inspiré Rautavaara. Le compositeur avoue y dévoiler plusieurs climats liés à l’enfance: capacité à l’émerveillement de Stars Swarming où la voûte céleste et les constellations d’une nuit étoilée se révèlent dans la très riche texture de l’orchestre, en un portique à la fois solennel et mystérieux.
Le grain de l’orchestre qui historiquement a créé toutes les symphonies de Sibelius, avec ce poli à la fois rond et généreux, s’impose sans tension: Olli Mustonen éclaire le flux permanent d’une activité organique jamais rompue dont Rautavaara sait cultiver la pulsation. Halcyon Days (cantando) puis Sighs and tears (con tristezza) approfondissent davantage l’éloquente multiplicité de la partition conçue comme un miroir de la vie: il s’agit bien et d’un témoignage personnel à la fois profond et grave, entrecoupé de ruptures et de syncopes, et d’une série de visions et d’éblouissements dont les résolutions philosophiques se réalisent dans la flamboyance de la forme. Le chef qui a été l’élève de Rautavaara manifeste une énergie électrique dans l’art d’exprimer la dramaturgie manifeste de la partition qui est aussi le signe des épreuves surmontées (épisodes tragiques et oppressants de Sighs and tears). Rautavaara a choisi la polonaise comme conclusion (The last Polonaise, festivo): malgré l’indication festive du mouvement, la musique ne cesse de proclamer dans la nécessité d’un achèvement, deux directions contradictoires (ou finalement complémentaires?): sérénité de l’acceptation et interrogation d’une quête en devenir.
Rautavaara a déjà utilisé la forme de la Polonaise dans ses opéras The House of the sun et Raspoutine: il s’agit bien du cadre musical véhiculant l’inéluctable obligation d’en finir, quelle qu’en soit l’humeur. A chacun d’interpréter le sentiment final, selon sa sensibilité.
Baguette subtile et musclée, orchestre coloré et sensuel (le concert marquait aussi la longévité de la collaboration entre la phalange et le compositeur: près de 50 ans de créations et de reprises), Olli Mustonen sait manifestement restituer tout ce qui compose aujourd’hui la richesse captivante des oeuvres de son aîné.
En complément de programme, l’orchestre dialoguait avec facétie, entre parodie et ironie, avec le pianiste canadien Marc-André Hamelin dans Burlesque de Richard Strauss, avant d’aborder une oeuvre hautement chromatique, les Océanides de Jean Sibelius (1914): fresque somptueuse et fougueuse, qui convoque le déchaînement des éléments, ceux d’une tempête en pleine mer. On pense continûment aux toiles vibrantes et raffinées de Turner. Là encore, l’orchestre sous la direction du chef Mustonen fait montre d’un sens de la progression: la suractivité des cordes n’empêche pas le relief saillant des bois. C’est fidèle au caractère sibélien, un vaste continuum organique qui mêle des séries de jaillissements et d’éblouissements: même dans l’oeil du cyclone, sur la crête des vagues tirées par la tempête, le son de l’orchestre conserve rondeur et respiration.
Evocations de Rautavaara, grotesque de Strauss, impressionnisme de Sibelius, le concert s’achève avec la Suite Scythe de Serge Prokofiev, dont le style brillant et ambivalent a imposé la réputation d' »enfant terrible ». A l’évocation du dieu solaire Veless et de sa fille Ala, Prokofiev met en branle toute sa maîtrise de l’orchestration sur une grille rythmique permanente qui n’a rien à envier aux meilleurs ballets de Stravinsky. L’énergie de Mustonen emporte tout l’orchestre: le polyptique des danses païennes devient cri et déhanchement frôlant souvent la transe hypnotique.
Einojuhani Rautavaara (né en 1928): A Tapestry of life (création finlandaise). Richard Strauss (1864-1949): Burlesque pour piano et orchestre. Marc-André Hamelin, piano. Jean Sibelius (1865-1957): Océanides, suite symphonique opus 73. Serguei Prokofiev (1891-1953): Suite Scythe opus 20. Orchestre Philharmonique d’Helsinki. Olli Mustonen, direction.
Illustrations: Einojuhani Rautavaara (deux portraits), Olli Mustonen (DR)