Haendel
Le Messie
C’est un oratorio, tout mélomane le sait. Mais ce Messie haendélien qui a figuré depuis 1741 dans tant de sanctuaires et salles de concert peut-il être mis en scène dans le cadre opératique ? C’est le pari de l’Opéra de Lyon qui fait confiance à la dramaturge anglaise Deborah Warner. A découvrir dans la conception musicale d’un spécialiste du baroque européen, le claveciniste et chef Laurence Cummings.
La peine capitale au-delà de 80 exécutants
Bernard Shaw, le célèbre écrivain irlandais, avait écrit dans les années 1920 qu’il préconisait, afin de permettre une résurrection du Messie dans sa vérité artistique, « la peine capitale à l’encontre de quiconque ferait interpréter un oratorio de Haendel avec plus 80 exécutants ». Et dès 1890, il avait dénoncé ces « lourdes impostures chorales, ces tentatives pour faire rendre par la force brutale de mille gosiers ce qui ne peut l’être que par la connaissance artistique et le talent. » Il est vrai que l’humoriste avait de quoi s’épouvanter d’avoir vu dans sa jeunesse – ainsi au Crystal Palace – un « chœur de 3.000 chanteurs, accompagné par un orchestre de plusieurs centaines d’instrumentistes », et pouvait appeler de ses vœux, à l’inverse d’ailleurs prophétique, un régime ultra-light (« un choeur de vingt artistes capables ») que plus tard – baroqueux de tous les pays, unissez-vous – on mettrait en œuvre sans complexe… Les musicologues anglais comme David Cairns, qui rapportent de leurs recherches sur documents ces réjouissants commentaires, ne nous aident-ils pas à aborder des œuvres plurivalentes –esthétiquement, sociologiquement – qui ont traversé les siècles et se sont chargées de toute une symbolique ?
Passions et oratorios
C’est en tout cas dire que Le Messie, oratorio anglais d’un très grand … Allemand ayant longuement résidé en Italie avant de s’installer en Albion et d’y devenir une gloire …nationale, est devenu à géométrie mentale variable en ses contradictions même. Œuvre du sacré dans le christianisme réformé, et malgré son cadre à « numéros » séparés, il constitue une sorte de récit en trois (la bonne nouvelle, la souffrance de l’Homme-Dieu, la résurrection),- certes fort théologique, et donc d’une certaine façon, tendant à l’abstraction-, mais parcouru de l’émotion et des affects qui touchent à l’histoire de Christ donnant sa vie pour racheter les humains. Sans doute les Passions germaniques ont-elles davantage de liens structurels avec l’expressivité lyrique, et on le voit bien quand on regarde les textes ensuite « musicalisés » par des piétistes : Bach (Johann-Sebastian, le Père, et notamment par la présence si forte d’un Evangéliste, témoin, et conducteur d’histoire sacrée ; et Karl Philipp, le Fils), Telemann (44 fois !) le prouvent.
Un prophète italo-allemand en Angleterre
Ils « tirent » tout cela vers une éloquence opératique, voisinant avec les séductions du profane même si on prend garde de n’y point tomber, et ne laissent pas aux seules musiques des papistes les « équivoques » du sudisme européen et d’un baroquisme exacerbé. Le jeune Haendel , en rompant avec Hambourg et en gagnant l’Italie, avait « indirectement signé la mort de l’opéra baroque allemand. » C’était pour affirmer, en Italie brièvement, puis longuement en Angleterre, une conception plus statique de l’opéra, et la prédominance – dans le sacré – d’une forme elle aussi presque rigide de l’oratorio dont il se fera le prophète…anglais.
Puritains et Mahométans
D’ailleurs, dans l’Ile, quelles réticences religieuses devant la représentation en périodes consacrées à une méditation douloureuse comme le Carême, d’œuvres jugées trop proches du théâtre et de ses gesticulations indécentes ! Les puritains – c’était moins d’un siècle après la République autoritaire de Cromwell – faisaient barrage, au nom de ce que nous pourrions appeler par transposition un austérité intégriste . Et même un chaud partisan de Haendel écrivait en 1743 : « Si l’oratorio est un acte de religion, je me demande si le théâtre est un Temple approprié pour l’accomplir, ou une troupe d’interprètes de dignes ministres de la Parole Divine. Qu’en semblera-t-il aux Ages futurs quand on lira que le peuple anglais en était arrivé à un tel degré d’impiété et de d’irrespect religieux qu’il souffrait que les Choses les plus sacrées fussent utilisées comme Divertissements publics…Que penserait de cela un Mahométan, qui avec tant de soin et de vénération garde l’Alcoran des Pères ? » (cité par Clifford Bartlett)
Le cinémascope papal
Vieille histoire donc, et qui donne à réfléchir sur les relations de l’art profane et de l’art sacré. Là où la méridionale Italie trouvait, dans le plaisir même d’une démarche un rien contournée, de subtils accomodements avec le Ciel, les pays plus septentrionaux n’avaient pas l’âme aussi tranquille. On se rappelle que l’art baroque avait été pris comme véhicule d’une reconquête des cœurs à partir du Concile de Trente (les années 1550-1560) par une Papauté catholique en mal de réponse à la Réforme, qui, elle, se centrait sur l’essentielle Parole méditée par le fidèle à travers la lecture de la Bible… Et dès lors, quel ruissellement d’images picturales, verbales, sculpturales, quelle mise en mouvement, quel « cinémascope » avant la lettre des inventions technologiques !
J’ai cru voir le ciel s’ouvrir
Ce « crypto-opéra », on ne doit non plus s’étonner qu’il ait été composé par un des grands « visuels dramaturges » de l’histoire musicale. Haendel n’a-t-il pas dit : « en écrivant l’Allelujah, j’ai cru voir le ciel s’ouvrir et Dieu paraître devant moi » ? Et ne peut-on lire ce même Allelujah (plus tard mis à toutes les sauces de perversion autosatisfaite : publicitaire, nationaliste ou guerrière !) « par sa montée diatonique, comme une immense échelle de Jacob qui, dans la joie retrouvée et une volée de carillons, semble vouloir escalader les Cieux jusqu’à la rencontre de l’Unique Lumière »(Jean Gallois ) ? Ni ce Messie comme une suite de tableaux sur voute de coupole baroque, fût-elle tempérée par le britannisme de l’architecture ? C’est devant une mise en images grandiose – et plutôt autorisée, sinon par le puritanisme d’époque, du moins par une réflexion selon l’esprit qui vivifie la lettre des zélotes – que la version 2012 de l’Opéra lyonnais entend placer les spectateurs. On rêve à quelque décor cosmique mettant l’histoire tourmentée des humains sous l’immensité vertigineuse de l’univers, comme le fit le Renaissant Allemand Altdorfer dans sa « Bataille d’Alexandre »….
Le théâtre et l’opéra
Deborah Warner reprend ici – mais sans auto-copiage, promet-elle, et dans un esprit de recréativité – sa version « mise en scène » de 2009 pour l’English National Opera. Cette dramaturge anglaise, née en 1959, a non seulement une vaste expérience du théâtre universel – les Grecs, Shakespeare, Büchner, Ibsen, Brecht, Beckett – mais a travaillé intensément dans le domaine lyrique : Purcell, Mozart, Beethoven, Verdi, Tchaikovski, Berg, Britten… A mi-chemin, elle a inventé sur des œuvres qui ne peuvent être cataloguées dans la bibliothèque d ’opéra : ce Messie, donc, et aussi la Passion selon Saint Matthieu de J.S.Bach, le cycle mélodique Journal d’un disparu, de Janacek, l’ensemble poétique The Waste Land (la Terre Vaine) de Thomas Stearns Eliot (celui-là même qui écrivit avec ses Quatre Quatuors un si fascinant alliage réflexif sur la littérature et la musique)…
Une métaphore poétique
D.Warner explique : « Je ne veux pas transformer cet oratorio en opéra. Je préfère créer un contexte dans lequel la métaphore poétique s’élève. Je veux qu’il circule beaucoup d’air entre l’image et l’action pour donner à chaque spectateur la possibilité d’élaborer sa propre interprétation. » Une telle théâtralisation doit, selon John Allison, « libérer le Messie du carcan qui lui avait été imposé, au moins en Grande-Bretagne ; et ce souffle de liberté donnera le plaisir d’entendre des chœurs interpréter hors du joug de la partition. D.Warner propose une méditation moderne. Au début, sur fond de paysage urbain contemporain, nous suivons les occupants d’une chambre d’hôtel et d’un bureau anonyme, jusqu’à ce que le ténor chante le consolateur « Comfort ye ».La « symphonie pastorale » est présentée comme une nativité mise en scène par des enfants et c’est une femme agonisant dans un lit d’hôpital qui interprète « I know thaht my Redeemer liveth ».
La serrure et la clé
Faudrait-il donc craindre avec le travail de D.Warner une de ces prises du pouvoir par quelque metteur en scène qui finit par « dévorer » la musique, au nom d’une « idée » qu’il s’en serait faite ? Julien Gracq s’est moqué très joliment : « Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre oeuvre en forme de serrure ? » Oui, pour tenter audacieusement, il faut vaste culture, capacité de réflexion générale sur un auteur, une époque, une idéologie musicale: tout le monde, dans le métier, n’est pas Patrice Chéreau revisitant la Tétralogie wagnérienne ou Giorgio Strehler portant sa lumière en Mozart ! Hélas, certains croient pouvoir faire de la chirurgie rajeunissante l’un des protocoles… opératoires les plus banals par le relooking des époques « anciennes » en une actualisation baignée de prosaïsme et de décalque simpliste. Faire descendre la théologie abstraite du Messie et ses pouvoirs émotifs dans la rue, de nos jours, ce doit donc être en altitude, et au-dessus du tic et du gadget…. Pour retrouver l’humanité d’une souffrance et d’une joie qui transcende toutes époques, en orientant le regard vers un réel d’une société qui souvent nie ou bafoue les messages d’amour venus du sacré.
Culture quaker
Or, la première à Dublin de l’oratorio, en 1741, ne faisait-elle pas appel à générosité des belles écouteuses (et leurs conjoints écouteurs), puisqu’une part de la « recette » alla au « soulagement des détenus de plusieurs prisons et aider Mercer’s Hospital, ainsi que l’Infirmerie d’Inns Quay » (Jean Gallois) ? Le sublime air « He was despised » (Il fut méprisé et abandonné des hommes), qui « faisait sangloter le compositeur lui-même pendant qu’il l’écrivait », ne peut-il s’appliquer aux regards des « contemporains »… jusqu’à nos jours ? Du vivant de Haendel , d’autres représentations ultérieures eurent lieu avec versement des fonds recueillis pour la construction d’hospices (enfants abandonnés à la naissance dans les rues…).Et la référence d’une culture « quaker » ( à l’inverse du puritanisme : douceur des comportements, rejet des pouvoirs, sentiment de la justice et de l’égalité qui inspira aux premiers colons de la Pennsylvanie américaine une attitude humaine avec les Indiens ensuite écrasés par la « conquête ») continue à porter la dramaturge du XXIe : « Ma vie d’enfance a été très libérale , sans rigorisme, marquée par des réunions autour d’une table ornée d’un bouquet de fleurs…Bien que non pratiquante, je respecte cette religion, la seule chrétienne pacifiste », a-t-elle confié à John Allison).
La direction d’un grand haendélien
Cette sincérité pour aller « au fond de l’œuvre » trouvera sans nul doute un écho musicien dans la direction de Laurence Cummings, un chef qui est aussi claveciniste, et grand haendélien devant l’Eternel. L.Cummings, qui est également en poste auprès de l’Orchestre de l’Age les Lumières, a « tout » conduit de Haendel, opéras et œuvres sacrées, mais est aussi spécialiste de Purcell, Monteverdi, Cavalieri , Vivaldi et Rameau. Son intérêt pour les dramaturgies « audacieuses » se marque également dans le travail haendélien qu’il accomplit en novembre même avec le célèbre non conformiste Suisse Christoph Marthaler. Ici, il conduira, bien sûr, les instrumentistes, les chœurs et la maîtrise de l’Opéra lyonnais, ainsi qu’un quatuor de solistes (Sophie Bevan, Catherine Wyn-Rogers, Andrew Kennedy, Andrew Foster-Willams).
Opéra de Lyon. Du 3 au 14 décembre 2012. G.F.Haendel (1685-1759) Le Messie.www.opera-lyon.com
Lundi 3, mercredi 5, jeudi 5 , 20h ; samedi 8, dimanche 9,16h ; mardi 11, jeudi 13, vendredi 14, 20h.
Mise en scène Deborah Warner. Direction musicale Laurence Cummings. Orchestre, chœurs, maîtrise de l’Opéra de Lyon, solistes (S.Bevan, C.Wyn-Rogers, A.Kennedy, A.Foster-Williams). Information et réservation : T. 0 826 305 325