Fitzcarraldo… un nom de consonance romanesque qui sonne comme un opéra ! « Appelez moi « Fitzcarraldo, car ici les habitants ne peuvent pas prononcer mon nom correctement ; je m’appelle Fitzgerald ». C’est peut-être moins pour soulager la prononciation des indigènes que nourrir sa propre mythologie que le héros du cinéaste Werner Herzog, se proclame ainsi tel une figure de légende. Qui n’a pas depuis la sortie du film, où brille le feu ardent de l’acteur Klaus Kinski, fantasmer, imaginer mille et un épisodes sur ce nom, véritable porte de l’imaginaire.
Herzog a renouvelé la réussite d’Aguire (1971) soit dix ans avant Fitzcarraldo, en reprenant la même équipe, l’acteur (Klaus Kinski), le compositeur Popol Vuh (à ce titre, la musique de la BO originale n’est pas la plus inspirée ; nous préférons de loin, l’insertion incongrue et d’autant plus poétique, de la musique classique et de l’opéra, dans le massif amazonien), le chef opérateur, Thomas Mauch…
Il en résulte un livre d’images à la puissante attraction délirante. Un imaginaire qu’on a dit, faute d’adjectifs plus adaptés, « baroque » ; baroque, peut-être parce que la quête de l’aventurier Fitzcarradlo s’assimile à la course tout aussi vaine et inutile du Chevalier Don Quichotte, tous deux, figures ridicules, brasseurs de chimères ; un imaginaire qui a choisi d’ancrer ses perspectives dans la jungle amazonienne, sous la vapeur chaude et brumeuse des arbres impénétrables, entre montagnes et bras de fleuves ondulants.
Un air chanté par Caruso peut-il déplacer non pas des montagnes, mais bel et bien un bateau au dessus d’une montagne ? L’ivresse lyrique peut-elle inspirer l’impossible? ici, faire reculer une horde d’indiens hostiles ; là, nourrir l’utopie d’un ancien ingénieur de chemin de fer recyclé en aventurier, en rêveur halluciné ? Autant de questions qui excitent bien sûr notre imaginaire, et fondent l’attraction du film, mais cela n’est pas tout.
Fantasmagorie visuelle et rite de passageOutre la fantasmagorie visuelle de cette utopie filmée, – qui valut au réalisateur le prix de la mise en scène au festival de Cannes 1982-, l’écriture d’Herzog cible l’indicible et se délecte dans l’allusif. Mains effleurées plutôt que paroles inutiles, ombres dessinant d’improbables visages, dialogues « allumés » plutôt que platement narratifs : tout ici est à l’économie et à la concision. Economie qui évite sagement l’effet, parfois fait traîner le préambule, mais l’oeil reste constamment fasciné par le visage, et son expression lunaire, d’un Klaus Kinski extra-terrestre, véritable sismographe des états émotionnels environnants. Sa passion de l’opéra est émouvante, elle est vécue avec emphase et délire, grandiose et aussi, un sens certain du tragique. Au travers des tableaux magnifiquement taillés sur le motif naturel, dans un éclairage d’étuve, les épreuves qui s’imposent à l’aventurier et son équipe, tiennent du rite de passage. Tout le film est bâti sur la ligne tendue de cette quête sans fin, irrépressible.
Qu’aurait-pu faire finalement l’ homme qui rêve de construire un opéra en pleine jungle, sans le concours des indiens réducteurs de têtes ?
Comment rencontrer l’autre et lui communiquer une énergie de dépassement, sans le concours des paroles, avec pour seul lien, l’intensité d’une passion hallucinante ?
Aux côtés de l’astre somnambule Kinski, Claudia Cardinale donne son nom au bateau de tous les défis, « Molly ». Elle est d’une élégance savoureuse et complice, l’associée et la maîtresse, bluffée comme tous les autres, par « ce conquérant de l’inutile ».
Et la musique…
dans ce film conçu comme un conte fantastique et féérique ? Elle donne sa matière à une série de climats dont la beauté cible le cœur. Par extraits, toujours par la voix de Caruso, l’opéra italien retentit dans la forêt ; Wagner est cité pour son Parsifal ; surtout, un trop court extrait de la Nuit Transfigurée de Schönberg souligne l’étrange rêverie qui émane de l’image du bateau coulant sur le ruban fluvial : coque élégante en suspension entre deux mondes, et qui bientôt ne touchera plus terre, s’élévera même par dessus la cime d’une montagne, par la seule volonté d’un homme ivre d’opéra. Que la machine lyrique ait depuis toujours suscité la passion de la féérie, nous n’en avons jamais douté ; qu’elle s’impose en réalisant l’impossible : rendre visible, l’invisible, exprimer l’indicible, rendre visible, ce qui existe mais que l’on ne voyait plus… défier l’insurmontable, voilà le sujet central de l’œuvre cinématographique. Apprivoiser la fiction, repousser les frontières de l’imaginaire et du conte, pour entrer de pleins pieds dans l’onirisme et le dépassement : c’est le but que s’est fixé et qu’a atteint, Fitzcarraldo, chevalier utopique de la jungle amazonienne.
Fitzcarraldo, film de Werner Herzog (Allemagne, 1982)2h35mn.
Avec Klaus Kinski(Fitzcarraldo), Claudia Cardinale (Molly), José Lewgoy (Don Aquilino), Miguel Angel Fuentes (Cholo)