jeudi 8 mai 2025

Edith Canat de Chizy, compositriceGrand entretien par Dominique Dubreuil

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Edith Canat de Chizy
compositrice en résidence à l’Orchestre National de Lyon

Compositrice en résidence auprès de l’Orchestre National de Lyon, Edith Canat de Chizy est la première à occuper ces « fonctions » à l’Auditorium d’entre Rhône et Saône, en une ville qui est aussi son lieu de naissance – mais elle ne semble pas tenir un tel « retour » pour déterminant-. Les années de formation se sont déroulées à Paris, et c’est là que continuent à se dessiner les grandes lignes d’une composition importante en nombre de partitions (plus de 70 au catalogue) et à l’éventail d’inspiration très ouvert, dans le cadre de l’orchestre, des œuvres chambristes, de la musique vocale et chorale. Edith Canat de Chizy a en outre réussi à s’imposer dans le paysage institutionnel – 1ère femme compositrice à l’Institut de France, Académicienne des Beaux-Arts – tout autant que dans le monde musical – nombreuses commandes de l’Etat et d’ensembles symphoniques, Prix de la Tribune Internationale, de l’Académie, de la SACEM -, et elle enseigne à son tour la composition (CRR de Paris)… Un peu plus loin que le milieu du gué en sa résidence lyonnaise (le « turn-over » s’est ici accéléré : désormais le temps d’une saison, 2010-2011) on pourra encore écouter 2 concerts « symphoniques » ( une œuvre orchestrale en commande- création), une œuvre en création pour orgue, de la musique de chambre, et lire ce dialogue pour mieux accompagner la démarche compositionnelle et ses enjeux.

Dominique Dubreuil: On a envie de dire en face de votre œuvre : au commencement était la Parole…philosophique.

Edith Canat de Chizy. Il est vrai que parallèlement à mon parcours au Conservatoire Supérieur de Paris (violon, culture musicale, écriture) et au Groupe de Recherches Musicales (pour l’électro-acoustique), j’ai étudié en Sorbonne – philosophie, histoire de l’art, archéologie – et que les enseignements suivis (je songe en particulier à Emmanuel Levinas) ont été déterminants. Cela m’a permis de considérer que pour la musique, l’une des questions essentielles était celle de l’Etre, ce que la philosophie nomme l’Ontologie (le discours, la science de l’Etre), et que la musique elle-même – comme la poésie ou l’art en général – avait cette dimension métaphysique « en charge ». Ce que dit Heidegger, qui « reprend » lui-même les formulations des poètes – Hölderlin, au début du XIXe : « des poètes, à quoi bon, dans ce temps d’indigence ? »-, et affirme que « dans la nuit du monde, le poète dit le sacré », « ouvre l’Etre »…Ainsi peut-on espérer l’approche d’un monde qui n’existe pas encore, et que nous compositeurs aurions le privilège d’approcher par la musique.

D.D.: Ce qui donne aussi au musicien une autre « mission » que celle de Stravinsky dans sa définition souvent citée : «La musique par son essence est impuissante à exprimer quoi que ce soit : sentiment, attitude, état psychologique »…

E.C. Et plus loin, Stravinsky ajoute : « La seule fin est d’instituer un ordre dans les choses, entre l’homme et le temps ». De toute façon, je crois qu’il ne faut pas s’attacher aux définitions trop strictes, et même impératives sous risque de déviance. Je ne me suis jamais « engagée » dans une doctrine musicale contrôlée par des Gardiens du Temple. Et j’ai tâché de suivre les conseils de liberté créatrice que m’a donnés dès le début celui que je considère comme mon Maître, Maurice Ohana. Dans l’évolution actuelle de la musique, entre la rigueur absolue d’un langage hautain, écrit « pour lui-même, suivant ses propres lois », et le retour au « sentiment » qui a prévalu après le post-sérialisme intégral, il existe une voie médiane, sans anecdotisme, sentimentalité ou trop douce complaisance néo-quelque-chose. Mais qui emprunte, avec risque d‘incompréhension par le plus grand nombre, c’est vrai, ces « chemins qui ne mènent nulle part » dont parle Rilke, et qui ont donné leur titre à un texte capital de Heidegger… Rilke dit aussi dans son poème « A la musique : Silence des images. Parole où la Parole cesse. Musique ô étrangère, espace du cœur soudain trop grand pour nous, adieu sacré… »

D.D.: Ces chemins qui ne mènent nulle part, vous les avez en quelque sorte traduits d’après Van Gogh dans votre Omen, qui vient d’être joué par l’ONL .

E.C. Oui, ce sont ces trois sentiers qu’on voit s’enfoncer au bas du tableau , dans la masse des blés – l’ultime de Van Gogh avant son suicide, en juillet 1890, le Champ de blé aux corbeaux . Au dessus de ces « chemins » et de ce « nulle part » où ils amènent, il y a cependant « le pur espace » (ce sont les titres des séquences dans Omen), créateur des formes circulaires (les oiseaux et leur vol, le ciel renversé mais clos)… et paradoxalement : au carrefour des voies pour moi qui suis en recherche. A la fois des formes visuelles, donc, qui répondent à l’Etre Musical et à ses exigences, et des « correspondances », des échos dans les langues, les significations vitales ou ce qui les menace : Omen signifie présage, en anglais et en latin. C’est un lieu d’entrecroisement de signes qui inscrit le schéma d’une Grande Forme au dessus de la partition.

D.D. : Sans les mots et les phrases, avec le pur instrumental, c’est aussi manière d’évoquer la mort et son retentissement dans l’être humain ? Dans votre concerto pour alto, vous aviez déjà « invoqué » Nicolas de Staël, un autre artiste qui s’est donné la mort.

E.C. Oui, c’est une autre manière d ’ « en parler », de cet « innommable » qui concerne tout humain. J’aime par-dessus tout les artistes, les créateurs qui touchent aux limites de l’exprimable et vont parfois jusqu’à « anticiper » par leur geste – Van Gogh, De Staël – le désir d’un « ailleurs » dont il me paraît essentiel d’aller explorer les contrées. Il faut tenter d’accéder à l’ineffable.

D. D.: C’est la voie mystique, celle que vous semblez avoir scrutée aussi bien dans les grands textes de poésie qu’au début de votre écriture pour Le Livre d’Heures, quand vous « observiez » le Temps de la vie monastique, de la contemplation, donc. Mais cela ne fait pas de vous une compositrice « à la Messiaen », mystique en quelque sorte affiché dans sa religion…

E.C. Non, bien sûr, Messiaen reste Messiaen, et chacun des autres – qui admirent son œuvre – demeure soi-même ! En fait, on peut être agnostique et mystique à la fois : la mystique signifie ou tente d’appréhender « ce qui est caché, secret », d’où « sa voie directe » vers le divin ou l’Esprit. Et cela est possible dans plusieurs états de pensée, dans des religions comme aux marges. Des poètes qui m’inspirent sont de plusieurs « églises » : Jean de la Croix dans l’Espagne du XVIe, Emily Dickinson dans l’Amérique du XIXe, Marina Tsetaieva en Russie (et hors Russie !) du XXe., ou ne peuvent être « revendiqués » par telle ou telle pensée d’essence spiritualiste : Lorca, René Char…Ici, encore Hölderlin : « Tout proche Mais difficile à saisir, le dieu »…

D.D. : C’est René Char qui va « guider » votre pièce en création pour l’ONL fin mars, « Pierre d’éclair ».

E.C. Ce fut en effet l’ami de Nicolas de Staël- « il a gagné de son plein gré le dur repos, il nous a donné de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir », écrivait-il après sa mort. Et encore ceci : « Staël et moi nous approchons plus près qu’il n’est permis de l’inconnu et de l’empire des étoiles » – La poésie de Char m’a donné pour cette pièce nouvelle l’image et le titre de « Pierre d’éclair ». Je retrouve là des face-à-face qui me passionnent : le mobile et l’immobile, « la pesanteur et la grâce »ou l’énergie, la foudre et l’obscur. Antérieurement j’avais aussi travaillé cette idée de mouvement et de dispersion dans une musique inspirée par le « Pluie, vapeur, vitesse » de Turner, ou encore dans Moving. Mais ici je suis dans la confrontation et le jaillissement qui en résulte. Au fond, comme le dit un autre poète que j’aime, Philippe Jaccottet, je ne cesse de « chercher un lieu qui m’ouvrirait la magique profondeur du Temps ». Ou alors il s’agit d’un Temps immobile, une attente menaçante qui va être « déchaînée » par la tempête : la Ligne d’ombre, que j’ai tracée d’après un roman de Conrad. Ou encore le Temps dans ses lignes de force, que j’ai voulu mettre en évidence dans la partition jouée ici en octobre, Times…De même encore pouvons-nous mieux faire saisir l’importance de l’architecture – l’art, la réalisation – et celle de la matière sonore, tout comme celle, picturale, de Nicolas de Staël est souvent sombre, déchiquetée, rugueuse… l’inverse de Turner, par exemple, qui est la transparence même.

D.D.: Le travail de la résidence consiste aussi pour vous à « ouvrir davantage l’horizon » de ceux qui vous écoutent…ou transmettent votre musique.

E.C. Cela commence en effet à se réaliser quand je rencontre à Lyon des élèves et des étudiants en musique, ces temps d’échanges sont très fructueux. Et plus encore qu’avec l’orchestre entier au moment des répétitions de concerts, je ressens ce dialogue passionnant avec les petits groupes d’instrumentistes qui interviennent dans le cadre des « musiques de chambre ». Ou bien sûr avec l’interprète soliste que sera l’organiste Loïc Mallié pour la création de la pièce commandée, Vega, jouée début avril sur l’instrument de l’Auditorium. Je pense fermement que nous compositeurs devons ouvrir l’imaginaire de ceux qui nous font hommage de leur confiance d’écoute, leur faire sentir qu’il y a d’autres chemins que ceux de la tradition ou de la simple habitude.

Propos recueillis par Dominique Dubreuil. Lyon février 2011

concerts
Dimanche 13 février, Auditorium, lundi 14, Salle Molière (musiciens de l’ONL) : Moving pour Trio à cordes
Jeudi 31 mars, samedi 2 avril, Auditorium ; création mondiale « Pierre d’Eclair », O.N.L., dir. Ivan Volkov
Mardi 5 avril 2011, Auditorium ; création mondiale : Vega. Orgue, Loïc Mallié

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