lundi 5 mai 2025

Denis Kozhukhin, piano. Chopin, Liszt, ProkofievLyon, Salle Molière, vendredi 2 mars 2012

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Denis Kozhukhin,

piano
Chopin, Liszt, Prokofiev…
Lyon, Salle Molière, vendredi 2 mars 2012 à 20h30

Encore un jeune issu de l’inépuisable école pianistique russe… L’Association Chopin de Lyon, découvreuse de talents, invite Denis Kozhukhin, qui à travers les sauvageries du 3e Scherzo de Chopin, celles qui parcourent les Etudes lisztiennes d’exécution transcendante puis qui armaturent la rude 6e Sonate de Prokofiev, fera aussi entrer dans les répits plus lyriques de ces partitions puissamment motoriques et violentes.

Les sourciers du talent

On sait qu’aux bords de Saône une Association Chopin continue vaillamment – depuis trois décennies – son œuvre de découverte et de révélation pour les pianistes au début de leur carrière, cherchant leur voie … et aussi une voix plus singulière que plus tard on identifiera comme évidence. Plus de 50 pianistes à carrière devenue internationale sont ainsi recensés par l’A.C., presque la moitié « en français dans le texte », de Pierre-Laurent Aimard à Cédric Tiberghien, de Philippe Cassard à Roger Muraro, de Claire Désert à Jean-Frédéric Neuburger, ce qui confère un joli statut de « sourciers du talent ». Cette saison encore, les concerts ont permis d’écouter à côté de « déjà anciens »(Nicolas Stavy, François Daudet, et même d’un aîné comme l’Américain Kevin Kenner) le jeune Russe Alexey Zouev.

Un meilleur étudiant de l’année en Espagne

Et voici qu’un jeune Russe – cette Ecole slave-orientale paraît inépuisable, « toujours recommencée »- est proposé à l’attention des mélomanes. Denis Kozhukhin – né en 1985, comme son collègue Polonais Rafal Blechacz, que Lyon reçoit une semaine plus tard – a été l’élève du très sévère pédagogue Dimitri Bashkirov, en Espagne où il a aussi étudié avec Claudio Martinez Mehner et a reçu – des aristocratiques mains de la Reine – un diplôme de « meilleur étudiant de l’année ». Se tournant aussi vers la musique de chambre – un bon signe pour ce solitaire que demeure trop souvent le soliste du clavier -, il a été récompensé avec ses collègues du Trio Cervantès qu’il a fondé. Ses études se sont poursuivies en Italie, avec D.Bashkirov, et des maîtres aux horizons si variés que Menahem Pressler, Peter Frankl, Charles Rosen et Andreas Staier. Côté lauriers officiels, on notera un 3e Prix au Concours de Leeds en 2006, et surtout un 1er Prix au « Reine Elisabeth de Belgique » en 2010.

Un monde abrupt et fuligineux

Hommage à Chopin, bien sûr, avec le 3e des Scherzos, « ce monde à part chez le compositeur polonais, abrupt, fuligineux, discontinu », comme disait Robert Aguettant. Et qui étonna – scandalisa ? – un Schumann qui pourtant devait sentir des parentés avec ce discontinu-là, du côté de chez Hoffmann, entre Kreisleriana et Nachtstücke. La pièce courte, ardente, presque brutale commence en « vision fugitive » – un motif replié, une zébrure de dessin ou peinture -, continue en thème de haute « intensité dramatique », et tout à coup fait surgir le paradoxe d’un choral que prolongent des arpèges descendantes… Ces « trois états » n’opéreront pas de vraie synthèse, et ne se résoudront à disparaître que dans une chevauchée terminale d’hallucination « encore , toujours plus vite », aurait demandé Schumann. Et tellement au-delà de la tradition « plaisantante » du scherzo, même chez Beethoven. « Je (serait-il) un autre » ?

Composition, miroir du monde

Ce violent romantisme – chez le classique de tempérament que demeura Chopin, si résolument hostile aux débordements théâtraux et à la mise en scène du moi – exige en tout cas la virtuosité la plus contrôlée. En va-t-il de même pour cet ensemble « transcendental » chez Liszt, qui, lui, assume la théâtralité du geste concertiste devant grand public et de l’écriture la plus spectaculairement difficile. On comparera – avant d’aller Salle Molière ou en revenant du concert – le concept d’Etudes chez Chopin, et on se demandera qui va le plus loin dans la modernité de son art, et comment… Liszt lui-même était réputé écrire assez vertigineusement pour réserver à une minuscule élite l’exécution de ses Etudes, au demeurant le quart réalisé (12) du vaste projet (48) entrepris en 1826 et seulement édité en 1852. L’imaginaire s’ouvre généreusement dans ce qui pourrait ne rester qu’énumération abstraite ou reliée à des problèmes de pure technicité. Car le vrai romantique est ainsi : sa composition est miroir du monde naturel, intellectuel ou spirituel. On y ajoute parfois des gloses (sous forme de titres, et cela peut suffire !) qui sont censées « diriger » l’écoute vers des objets reconnaissables dans l’émotif. Le pianiste russe a choisi de jouer – pas forcément dans l’ordre de déroulement numéroté – huit de ces Etudes.

Mon cœur mis à nu


Tantôt la vision est rapportée à un récit, comme avec l’histoire violentissime du héros polonais Mazeppa (4e), à une action (la 8e, Chasse Sauvage, où à travers la mise à mort de l’animal peut se déchiffrer le scandale devant la cruauté des humains ; la 12e, où s’inscrit en « voyage d’hiver » la tourmente de neige), à un état de la conscience (la 9e, Ricordanza, Souvenir dans le « ton de Chopin »)… Peut-être des « Feux Follets » dans la 5e, une Vision mortifère dans la 6e, des « Fusées » (mon cœur mis à nu, ne tardera pas à suggérer Baudelaire…) pour la 2e, et un simple Preludio pour ouvrir le Jeu…

Un Prix Staline pour une Sonate


Quant à la partition du XXe, elle est « russe jusqu’à la moelle des os », selon l’expression de Tchaikovski. C’est-à- dire pleinement intégrée à l’histoire du peuple, bien qu’en tant que musique « pure » elle ne raconte pas clairement le malheur des temps. Les 6e, 7e et 8e Sonates, composées par Prokofiev entre 1939 et 1944 sont appelées « Sonates de guerre », et ce groupe suit un long silence de seize ans dans ce domaine (la 5e avait été composée en 1923). Prokofiev, déçu par les Etats Unis et l’Europe de l’Ouest, avait joué (1936) l’enfant prodigue en retour au pays natal…et soviétique. Mais le pouvoir surveillait son idéologie vacillante, l’avertissant de ne pas céder à ses démons de « compositeur contre le peuple » ; sa collaboration avec Meyerhold pour l’opéra Semyon Kotko –qui évoque la barbarie allemande en Ukraine – en 1939 « tombe »au moment du Pacte germano-soviétique ; l’année suivante, Meyerhold – s’auto-accusant d’être un espion et un trotskyste – sera exécuté… L’entrée de l’Allemagne nazie en guerre (été 1941) contre son ex-alliée fera « mettre à l’abri » dans le Caucase les artistes dont la créativité importe pour la grande guerre patriotique. Et là Prokofiev pourra continuer le travail entrepris avec Eisenstein – en particulier Alexandre Newski, réussite absolue de musique-dans-le-film -, et s’atteler à la composition de son très vaste opéra Guerre et Paix, d’après le roman de Tolstoï. La 7e Sonate – peut-être la plus connue de ses œuvres pour piano – se verra même remettre un Prix Staline, même si après la libération du territoire russe et la victoire définitive sur l’Allemagne des épisodes de surveillance idéologique serrée, voire de condamnation, surviendront jusqu’à sa mort en février 1953, l’ironie de l’Histoire publique et privée voulant même que l’hémorragie cérébrale fatale intervienne une heure avant le décès de Staline…

Les pulsions dévastatrices du siècle

La 6e Sonate ,terminée dans l’hiver, est créée dès le printemps 1940 par le jeune S.Richter , qui, rappelle J.N.Régnier, en souligne « l’inhabituelle clarté du style, la perfection élaborée, et une hardiesse barbare où le compositeur rompt avec les idéaux romantiques pour animer sa musique des pulsions dévastatrices du siècle ». L’allegro est habité par un 1er thème « tendu et violent, martelé à l’envi » qui n’arrive pas à dissiper l’impression d’insécurité et de chaos. Prokofiev cède pourtant à son ironie et à son humour dans l’allegretto, et même à une « sensibilité attendrie » dans le Lentissimo, interlude lyrique et apaisé malgré quelques passages inquiets. Puis le finale « ramène à la barbarie implacable du début, où le conflit inégal entre l’humain et le système d’oppression réapparaît de plus belle ; la sonate se termine dans un trépignement forcené d’une coda agressive et déchaînée ». Est-ce bien cet arrière-plan de douleur et de protestation, d’autant plus lisible avec le recul historique, et qui permet de réfléchir sur « le cas Prokofiev » (un « artiste qui a cru, revenant en URSS, dit Dominique Fernandez, participer à une utopie magnifique de réconciliation d’un grand public avec la musique contemporaine »), que le jeune D.Kozhukhin (né quand commençait la Perestroika !) fera sentir au-delà de la force virtuose indispensable dans une partition redoutable ?

Lyon, Salle Molière, vendredi 2 mars 2012, 20h30. Association Chopin. Denis Kozhukhin, piano. Chopin (1810-1849), 3e Scherzo. Liszt (1811-1886) 8 Etudes d’exécution transcendante. Prokofiev (1891-1953), 6e Sonate. Information et réservation: Tél.: 04 72 7181 93 / 06 10 917181 93 / 06 10 91 26 26; www.chopin-lyon.com

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