Chacun ici marque sa trace et cisèle une empreinte scrupuleuse et réfléchie dans la réappropriation de la tradition ancienne italienne; en s’écartant volontairement de la très (trop) riche facture lyrique et bel cantiste, les italiens du XXè s’inscrivent dans une lecture régénérée de la musique ancienne italienne. En s’appuyant sur ce mouvement de liberté critique d’une période à l’autre, L’Echelle réussit un programme ouvert, particulièrement bien structuré; en écho au principe artistique du festival de Pâques de Cuenca, le concert cultive correspondances, réponses et résonances, suscitées par le choix des œuvres.
Programme dense et fascinant grâce aux filiations et résonances évoquées, d’un auteur à l’autre, l’Echelle souligne combien quand la pensée conceptrice construit une sélection judicieuse, un concert entre XVIè et XXè peut être juste et pertinent, entre patrimoine, répertoire moderne et … création, en outre, on connaît trop peu l’assemblée des compositeurs ici réunis: tous oeuvrant pour livrer des pièces chorales majeures, nouvelle forme qui favorise et nourrit tout au long du XXè, le nouveau chant/champs d’une modernité italienne.
Dans l’Eglise de La Merced, exploitant les ressources des galeries qui courent autour de l’espace scénique, L’Echelle présente trois pièces de Gabrieli, réalisant tour à tour le passage de 2, 3 et jusqu’à 4 choeurs (Omnes gentes à 16 voix) afin de souligner la stéréophonie déjà concrètement maîtrisée du compositeur vénitien au XVIè.
L’agilité des solistes dans les différentes langues requises (latin des Prières de Scelsi, des 3 Gabrieli; allemand du Psaume extrait de Hyperion « And der het » de Bruno Maderna; l’espagnol requis pour la création mondiale de la pièce d’Eduardo Soutullo, « Aut Cesar aut nihil », commande du festival SMR de Cuenca 2012), leur attention permanente à la justesse comme aux passages dynamiques, un très bel effort quant à la recherche des couleurs idoines selon chaque pièce … assurent la réussite de ce programme très ardu; il faut passer sans se raidir, des suspensions de Maderna, aux cris en notes tenues aigües de « Donde estas hermano? » de Nono (interrogatif, imploratif, vindicatif)… où le silence pèse autant que la note violemment entonnée; puis aux intervales de haute tension de « Temps détruits, Temps édifiés » qui résonnent allusivement de la barbarie et des désastres de la guerre… d’un Dallapiccola toujours étonnamment moderne.
Au coeur de cette tempête chorale particulèrement prenante, s’élève tel un phare réconfortant par son écriture néoclassique et postromantique, le sublime De Profondis (pour choeur mixte à 7 parties) d’Ildebrando Pizzetti (mort en 1968) dont le chant de plénitude et de sérénité approche la vision déchirante des Métamorphoses de Richard Strauss: vision de la fin, expérience de la destruction mais aussi (bienvenus dans le temps pascal), temps du pardon, du renoncement, d’un repli nécessaire pour… là aussi, une reconstruction salvatrice.
L’Echelle en exprime à merveille le tissu dense mais transparent, l’intensité postromantique d’une gravité et d’une profondeur toute… brucknérienne.
Chauffées, et même éprouvées par des contrastes vertigineux et des intervalles aussi acrobatiques… les voix sont sûres pour créer la pièce commandée au compositeur Eduardo Soutullo (né en 1968): « Aut Caesar aut nihil »… (ou Cesare ou rien) le titre fait référence à l’épitaphe inscrite sur la tombe de Cesare Borgia, qui fut évèque de Valence entre autres… Figure clé de la renaissance entre Italie et Espagne: modèle du Prince de Machiavel et âme troublée, contradictoire, diabolique et héroïque… le héros de la Renaissance surgit en un texte violent, serti d’éclairs, structurés en paliers modaux, dont la durée (8 mn) choisit la fulgurance à l’image d’une existence heurtée et superbe, fidèle à la figure du flamboyant et orgueilleux Cesare Borgia. Concert passionnant qui reste l’un des temps forts de la résidence de l’ensemble français L’Echelle à Cuenca.