L’une des plus belles productions de Dmitri Tcherniakov fait étape au Tetro Real de Madrid pour fêter le 225e anniversaire de la naissance de Pouchkine : après Bruxelles en 2019, puis Strasbourg en 2023, Le Conte du Tsar Saltane (1900) de Nikolaï Rimski-Korsakov s’offre une première de l’ouvrage dans la capitale espagnole, en forme de triomphe public amplement mérité.
Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov frappe fort avec ce spectacle, au moins aussi marquant que son autre grande réussite, le doublé Iolanta/Casse-Noisette créé à l’Opéra de Paris en 2016 ; en adaptant l’un des plus parfaits chefs d’oeuvre de Rimski-Korsakov, jamais plus inspiré que dans le domaine du merveilleux, Tcherniakov enrichit le livret d’une manière audacieuse, en faisant du Prince Guidon une sorte d’autiste traumatisé par l’exil injuste subi par sa mère. Raconté par la Reine, le conte prend une dimension autrement plus actuelle, en donnant une distanciation sur les événements, tout autant qu’un éclairage sur l’impossibilité du fils à affronter la réalité, trop dure pour lui. Le refuge dans le monde des contes devient alors une sorte de béquille de survie, à la fois salvatrice et « enfermante ». Les allers-retours constants entre le texte non modifié du livret et cette nouvelle histoire, seulement montrée, se jouent de tous les artifices : la direction d’acteur inventive oppose ainsi l’univers des contes, aux postures volontairement caricaturales, à la réalité plus cruelle du monde ordinaire. Le recours surprenant à la vidéo, autour des dessins réalisés par Tcherniakov et animés avec une maestria sans artifices inutiles, donne également un intérêt soutenu au spectacle, dont chaque scène trouve un double regard toujours passionnant.
Le public madrilène, d’une concentration manifeste pour découvrir ce chef d’oeuvre, ne s’y trompe pas et fait un accueil enthousiaste à la musique de Rimski-Korsakov, qui varie les atmosphères d’une inspiration mélodique étourdissante, du célèbre vol du bourdon aux effluves aériennes de la Princesse-Cygne. Le Russe fait aussi l’étalage de ses qualités d’orchestrateur dans les différents passages à la gloire du souverain, tout autant que lors des scènes de célébration populaire, aux choeurs admirables de cohésion à Madrid. On aime aussi l’attention du chef Ouri Bronchti à ne pas couvrir le plateau, entre allègement des textures et mise en valeur des détails de la partition. Si le tempo est parfois un peu trop lent, notamment dans les parties dévolues au merveilleux ou à l’ivresse marine, le parti-pris fonctionne bien tout du long, grâce à l’engagement sans faille des musiciens, admirables dans la fluidité des transitions.
Le plateau vocal se montre d’un haut niveau, en étant pratiquement identique à celui de la création bruxelloise, à quelques exceptions près. Ainsi de Nina Minasyan, qui se distingue dans le rôle de la Princesse-Cygne par ses aigus rayonnants et agiles, même si elle se montre moins convaincante dans les accélérations, notamment dans les trios avec Guidon et sa mère. A ses côtés, Ante Jerkunica (Saltane) montre quelques faiblesses dans les hauteurs de la tessiture, un rien arrachée, mais fait montre de sa grande classe interprétative par ailleurs. C’est en ce dernier domaine que Svetlana Aksenova (La Tsarine Militrissa) donne le meilleur, alors que la voix s’est un peu durcie avec les années. Rien de tel pour Bogdan Volkov, qui s’épanouit sans difficultés apparente sur toute la tessiture, tout en habitant son personnage d’une aura intrigante et toujours stimulante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, à l’instar de la Babarikha très incarnée de Carole Wilson ou du haut en couleurs Evgeny Akimov (Le Vieil Homme). Assurément un superbe plateau vocal pour un spectacle qu’on ne se lasse pas de voir et de revoir, comme en témoignent plusieurs yeux encore embués par tant d’émotions, à la sortie du spectacle.
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CRITIQUE, opéra. MADRID, Opéra, le 8 mai 2025. RIMSKI-KORSAKOV : Le Conte du Tsar Saltane. Avec Ante Jerkunica (Le Tsar Saltane), Svetlana Aksenova (La Tsarine Militrissa), Bogdan Volkov (Le Tsarévitch Guidone), Marie Fischer (La Tisserande Stine), Bernarda Bobro (La Cuisinière), Carole Wilson (Babarikha), Nina Minasyan (La Princesse-Cygne), Evgeny Akimov (Le Vieil Homme, Premier Marin), Alejandro del Cerro (Le Messager, Deuxième Marin), Alexander Vassiliev (Le Bouffon, Troisième Marin), Chœurs et Orchestre du Teatro Real de Madrid, José Luis Basso (chef des chœurs), Ouri Bronchti (direction musicale) / Dmitri Tcherniakov (mise en scène). A l’affiche de l’Opéra de Madrid jusqu’au 11 mai 2025. Crédit photographique © Javier del Real / Teatro Real
VIDEO : Trailer du « Conte du tsar Saltane » selon Dmitri Tcherniakov au Teatro Real de Madrid