La reprise de l’opéra-manifeste « Intolleranza 1960 » de Luigi Nono à l’Opéra de Gand est une expérience aussi bouleversante que nécessaire. Créé en 1961 à La Fenice, l’ouvrage porte un titre qui résume son essence : une dénonciation sans compromis de l’oppression sous toutes ses formes : Hiroshima, la guerre d’Algérie, la résurgence du fascisme, les inondations meurtrières du Pô (figurées par un déluge scénique final) servent de toile de fond à cette fresque sonore et visuelle. Le livret, patchwork de textes de Brecht, Éluard, Maïakovski, Sartre et d’autres, mêle slogans militants (« No pasarán », « Nie wieder ») et extraits d’interrogatoires, formant un cri collectif contre l’injustice.
Sous-titré « action scénique » plutôt qu’« opéra », l’œuvre défie les conventions. La production de Benedikt von Peter (déjà acclamée à Hanovre et Bâle) pousse cette logique à son paroxysme en immergeant le public dans l’espace scénique. Dès l’entrée, un acteur torturé, statue de douleur, annonce la tonalité. Guidés par les chanteurs, les spectateurs investissent le plateau, s’asseyant sur des chaises, des échelles ou à même le sol, se couchant sur des couvertures, devenant malgré eux complices de cette géographie mouvante.
La scénographie épurée de Katrin Wittig et les lumières de Susanne Reinhardt créent un espace organique, où les visages projetés (vidéo de Bert Sander) toisent les vivants. La musique, âpre et sérielle, portée par l’orchestre invisible de l’Opera Ballet Vlaanderen (dirigé avec brio par Stefan Klingele), fuse depuis les haut-parleurs. Le public, témoin et participant, résiste à l’envie de hurler « Morte al fascismo ! » avec les chanteurs. Une heure trente d’une intensité rare, où l’on vit plus qu’on ne regarde.
Ici, pas de héros nommés, mais des archétypes universels : Peter Tantsits, en Émigrant halluciné, traverse l’espace comme une âme en peine, vocalisant des suraigus vertigineux. Lisa Mostin (la Compagne) oppose une voix claire et spatiale, entre révolte et vulnérabilité. Tobias Lusser (l’Algérien) et Werner Van Mechelen (le Torturé) incarnent la résistance avec une gravité déchirante. Jasmin Jorias (la Femme) et Chia Fen Wu hurlent, chuchotent, électrisent. de son côté, le chœur, préparé par Jan Schweiger, est un personnage à part entière : tour à tour foule de migrants, prisonniers ou manifestants, il passe de la résignation à la fureur avec une précision glaçante.
La force de cette production ? Faire de l’art un acte politique partagé. Quand le « déluge » final emporte tout, le public, redescendu dans la salle, reste sidéré. Un silence lourd précède les applaudissements – comme si l’émotion devait d’abord se digérer. Preuve que Intolleranza 1960, loin d’être un vestige des années 1960, reste un miroir brûlant de notre époque !…
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CRITIQUE, opéra. GAND, Opera Ballet Vlaanderen, le 8 mai 2025. NONO : Intolleranza 1960. Stefan Klingele / Benedikt von Peter
VIDEO : Trailer de « Intolleranza 1960 » selon Benedikt von Peter à Gand