“The Time of our Singing”, quatrième opéra du jazzman et compositeur éclectique Kris Defoort (dont la première avait été donnée en 2021, en plein contexte de crise sanitaire), s’annonçait comme une reprise nécessaire, avec cette fois-ci… jauge pleine et chœur d’enfant en effectif complet !
Kris Defoort confirme son goût pour la littérature américaine : c’est l’adaptation du roman éponyme de Richard Powers qui sert de matériau de base à la nouvelle œuvre lyrique en vingt tableaux du compositeur belge. Le roman met en scène une saga familiale, celle des trois enfants Strom, de leur mère, noire, de leur père juif, et d’autres personnages apparentés. Les grands thèmes qui traversent le récit sont le temps (le père juif est également physicien de son état), l’identité et la musique. De ce fait, nombreuses sont par ailleurs les références musicales qui émaillent le roman. Kris Defoort en tient compte, son discours musical revêt un aspect à la fois sérieux et ludique. Le compositeur use et abuse de citations musicales, mais l’aspect volontairement hétéroclite de sa musique arrive, de façon paradoxale, à lier ensemble les bouts d’une intrigue longue, confuse, touffue. L’orchestre, sous la direction du chef afro-canadien Kwamé Ryan, est composé de solistes du Théâtre Royal de la Monnaie, et d’un quatuor de jazz comprenant Robin Verheyen au saxophone, Lander Gyselinck à la (batterie), Nicolas Thys à la basse électrique), et de Hendrik Lasure au piano.
Les chanteurs semblent prendre plaisir aux défis jetés par la partition hétérogène de Kris Defoort : le duo des parents, joué par la soprano américaine Claron McFadden (qui a l’habitude de travailler avec Kris Defoort) et le baryton britannique Simon Bailey (très “britennien”), campent ce couple mixte qui a tant de mal à être accepté dans une Amérique profondément raciste et ségrégationniste. La douceur, l’émotion et une profonde humanité se dégagent de leur jeu scénique et lyrique. Pour le trio des enfants, cela est plus compliqué.
L’aîné, Jonah, interprété par le rossinien Levy Sekgapane, semble parfait pour le rôle de cet enfant, puis adulte, doué pour la musique, qui s’envole vers le succès et les feux de la rampe quitte à s’aliéner certains autres membres de sa famille. Caractéristique du rôle et du réseau de références qui tapissent l’opéra : il chante sa réplique « But I refuse to be typecast before I’ve sung a single opera role » sur l’air de « Nessun Dorma » extrait de Turandot de Puccini. Le puîné, Joey, tiraillé entre différentes voies, hésite, puis finit par se consacrer à l’enseignement de la musique dans les quartiers défavorisés. Incarné par le baryton Peter Brathwaite, le rôle est plus théâtral que véritablement lyrique. La petite dernière, Ruth, a rejeté en bloc l’héritage « blanc » de sa famille, incluant dans l’ensemble, la musique « classique ». Elle est jouée par l’actrice Abigail Abraham, qui ne vient pas du monde lyrique : l’on retiendra la scène où elle “rappe” le point levé. Le rôle de Lisette, interprété par la mezzo norvégienne Lilly Jørstad, incarne à merveille la diva, maîtresse de Jonah. Le Chœur d’enfant Equinox (créé sous l’impulsion de Maria João Pires) a particulièrement marqué les esprits, en intervenant sur scène lors d’un moment les plus climatiques de l’opéra. Leur numéro est un plaidoyer pour le métissage des genres : le « Music for a while » de Purcell se mélange à un chant traditionnel « Toritoo karatasa » (il a été rejoué en « bis » après la représentation).
Crédit photographique © Simon von Rompay
L’on peut trouver à redire sur certains aspects du spectacle : la pauvreté du dispositif scénique, par exemple. La production est une redite “telle-quelle” de celle de 2020, et l’on peine à percevoir la contribution du scénographe Ted Huffman. Les chanteurs en plus d’avoir à se confronter aux difficultés techniques de leur partition se retrouvent à monter ou à démonter le décor eux-mêmes (ce dernier consistant en un vidéoprojecteur, un piano droit ainsi qu’une cinquantaine de tables…). Lors des scènes d’émeutes, il leur échoit en plus de jeter ces tables à terre, mais ce petit bémol quant à la mise en scène ne doit pas faire oublier les objectifs que s’était donnés ce projet ambitieux – dont la musique en est assurément son point fort.
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CRITIQUE, opéra. BRUXELLES, Théâtre Royal de la Monnaie (du 24 octobre au 2 novembre 2024). Chris DEFOORT : The Time of our Singing. C. McFadden, Mark S. Doss, S. Bailey, L. Segkapane… Ted Huffman / Kwamé Ryan. Toutes les photos © Simon von Rompay
VIDEO : Trailer de « The Time of our singing » de Kris Defoort au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles