Depuis 48 années maintenant, au cœur des Cévennes, se déroule un festival qui maintient un haut degré d’exigence et de qualité. Fondé et dirigé par le pianiste Christian Debrus, le Festival du Vigan se déroule dans différentes églises de la ville et des villages environnants, mais aussi – comme c’est le cas ce soir pour le concert d’ouverture de la manifestation cévenole – dans la cour ou devant la façade de châteaux des alentours, en l’occurrence ceux de Mareilles ou du Castellas. Et c’est devant la belle façade du premier, entouré de magnifiques pots d’Anduze et de quelques oliviers (alors que la vieille ville du Vigan se profile en contrebas de la terrasse aménagée avec un parterre de chaises…), que s’est déroulé ce premier concert, entre chien au loup (à 21h30), juste au moment où le chant des cigales laissait place aux croassements des grenouilles, toutes aussi nombreuses dans les bassins de la terrasse haute du château…
Au sein d’une programmation riche (s’étalant du 16 juillet au 21 août cette année) – qui met à l’affiche des artistes ou ensembles tels que Pierre Génisson, le Trio à Cordes Jacob, le Quintette de cuivres Aeris, le violoncelliste Christian Pierre La Marca, le tubiste Thomas Leleu, l’Ensemble Ariana dirigé par Marie-Paule Nounou ou encore les Chœurs de l’Abbaye de Sylvanès et l’Orchestre Contrepoint dirigés par Franck Foncourbette (dans le superbe Requiem de Gabriel Fauré, le 13 août à l’Église St Pierre du Vigan) -, le premier concert du festival affichait le jeune pianiste hongkongais Aristo Sham, dont la carrière a “décollé” depuis qu’il a remporté le Premier prix des Monte-Carlo Piano Masters l’an passé.
Installé juste devant la porte centrale du château, permettant à l’artiste des allées et venues entre certains morceaux ou au moment des saluts, un magnifique piano Steinway trône, tandis que le public est disposé en arc de cercle autour de lui, les premières rangées n’étant qu’à trois mètres de l’instrument et de l’artiste. Ce dernier débute la soirée avec la Suite N°5 en mi majeur de Georg Friedrich Haendel, dans laquelle alternent pièces délicates, à fleur de peau (les allemandes, sarabandes…) et pièces plus digitales, dansantes ou plus puissantes (courantes, gigues…). Dans des tempi plutôt amples, le jeune hongkongais emporte l’adhésion grâce à un toucher qui sait être tour à tour tendre, fragile, nerveux ou lyrique. Le pianiste met bien en exergie le contrepoint, n’abuse pas de la pédale ni ne surcharge dans l’ornementation. Suivent les 3 Fantasiestück op. 111 de Robert Schumann, pièces tardives du compositeur allemand, une partition où le pianiste préserve parfaitement le caractère crépusculaire des derniers sursauts du romantisme schumannien. Clou de la soirée, le trop rare Gaspard de la nuit de Maurice Ravel, auquel le pianiste fait un sort : l’angoisse sourde d’Ondine le dispute à la fantaisie macabre du Gibet, d’une ensorcelante variété de touches, tandis que Scarbo est bien empeinte ici de toute la noirceur fatidique et fantomatique telle qu’évoquée par le poème d’Aloysius Bertrand.
Après un court précipité, Aristo Sham revient à son Steinway pour un “tutto” Frédéric Chopin, enchaînant La Ballade N°1 en sol mineur op.23, Nocturne en mi majeur op.62 n°2, la Polonaise-Fantaisie, op 61 et la Ballade N°4 en fa mineur, op 52 (plus une cinquième pièce du maestro polonais en guise de bis…). Les Deux Ballades retenues impressionnent par leur souffle et leur dimension hymnique, portées par technique impériale. Les auditeurs se laissent porter par la chaleur, la beauté et la longueur du son, soutenues par un Steinway flamboyant. On a souvent évoqué un Chopin par essence “fragile”, mais celui celui que nous entendons ce soir sous les doigts de Sham est déjà lisztien, avec la prémonition d’un Ravel, et justement celui de Scarbo, entendu précédemment, dans les climax les plus enflammés de ces deux Ballades. Animé par un sens dramatique indéniable, avec même un brio confondant, le deuxième des deux Nocturnes de l’opus 62 (1846) de Chopin est suivi de la Polonaise-Fantaisie (datée de la même année), aussi instinctive que spectaculaire, ce qui ne manque pas de faire l’effet escompté sur un public ravi qui lui adresse une ovation debout (et amplement méritée) !
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CRITIQUE, festival. LE VIGAN, 48ème Festival du Vigan (Château de Mareilles), le 16 juillet 2024. Aristo SHAM (piano). Photos (c) Emmanuel Andrieu.
VIDEO : Aristo Sham interprète le Seconde Sonate pour piano op. 35 de Frédéric Chopin (en 2021)