Le TAP de Poitiers a accueilli, ce 14 mai, la création mondiale du Verdict de minuit, une œuvre ambitieuse mêlant musique contemporaine, poésie et mythologie. Inspiré du poème éponyme de Seamus Heaney, ce triptyque musical explore le mythe d’Orphée à travers le prisme de trois compositeurs aux univers distincts : Benoît Sitzia, Deirdre McKay et Gregory Vajda. Sous la direction de ce dernier, sept instrumentistes de l’ensemble Ars Nova ont été rejoints par deux solistes aux instruments évocateurs, Farnaz Modarresifar au Santour et Katalin Koltai à la « Ligeti Guitar, » pour un voyage sonore d’une rare intensité.
Une ouverture envoûtante : l’improvisation au Santour
Le spectacle s’ouvre sur une improvisation de Farnaz Modarresifar, dont le Santour, cithare persane aux timbres cristallins, installe d’emblée une atmosphère mystérieuse. En quatre minutes, la musicienne tisse des arabesques mélodiques qui, comme les chants d’Orphée, semblent suspendre le temps. Les nuances subtiles et les résonances métalliques de l’instrument évoquent à la fois l’émerveillement et la mélancolie, annonçant les thèmes du mythe.
Tableau 1 : Orphée et Eurydice (Benoît Sitzia)
Benoît Sitzia plonge l’auditeur dans l’idylle tragique des amants mythiques. Sa partition, d’une grande densité expressive, alterne entre fulgurances orchestrales et moments de fragile intimité. Les cuivres et les cordes d’Ars Nova dialoguent avec une tension dramatique, tandis que des parties dissonantes symbolisent l’irréversible. La section centrale, plus lyrique, évoque la descente aux Enfers, avec des glissandi aux cordes et des percussions sourdes qui soulignent l’angoisse du retour.
Tableau 2 : Le Verdict de minuit (Deirdre McKay)
Deidre McKay livre une pièce hypnotique, structurée comme une litanie. Le titre, emprunté à Heaney, renvoie au moment fatidique où Orphée se retourne. L’écriture, minutieuse, joue sur les répétitions et les micro-intervalles, créant un effet de vertige. Les bois (basson et clarinette) y sont mis à l’honneur, leurs phrasés saccadés évoquant les battements d’un cœur affolé. L’entrée progressive du santour, en contrepoint, introduit une dimension méditative, comme un écho lointain d’Eurydice.
Tableau 3 : La Mort d’Orphée (Gregory Vajda)
Vajda signe une partition furieuse et viscérale, restituant le démembrement du héros par les Bacchantes. Les percussions (timbales, toms) dominent, scandant une rythmique sauvage, tandis que les cordes crissent en un chaos organisé. La Ligeti Guitar de Katalin Koltai intervient par bribes, son mécanisme innovant produisant des harmoniques spectrales. L’épilogue, où la musique se délite en souffles étouffés, laisse planer l’image de la tête d’Orphée chantant encore.
…Et une clôture magique : Orpheus Songs
En guise de finale, sur une musique de Benoît Sitzia interprétée par Katalin Koltai, la Ligeti Guitar offre une épitaphe minimaliste. Les notes arpégées, entre consonance et désaccord, semblent questionner l’échec du héros. L’instrument, par sa capacité à modifier les hauteurs en temps réel, incarne l’idée de métamorphose chère au mythe.
De son côté, la scénographie, sobre mais efficace, se compose d’un jeu de lumières, mais surtout de projections de fragments de texte de Seamus Heaney, tantôt en français (tableaux 1 et 2), tantôt dans la langue originale du poète irlandais (tableau III). Les éclairages, tantôt froids (Enfers), tantôt dorés (l’âge d’or perdu), renforcent la dimension onirique. Porté par des interprètes exceptionnels (notamment Modarresifar, virtuose du santour, et l’ensemble Ars Nova, d’une précision chirurgicale), Le Verdict de minuit réussit à actualiser le mythe sans le trahir. La complémentarité des compositeurs – Sitzia (dramaturgie), McKay (introspection), Vajda (violence rituelle) – donne une lecture kaléidoscopique d’Orphée, où la musique devient à son tour un pont entre les mondes.
Une création audacieuse – qui confirme le TAP comme lieu incontournable de la création contemporaine en France !
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CRITIQUE, concert. POITIERS, Théâtre-Auditorium de Poitiers (TAP), le 14 mai 2025. « Le Verdict de minuit » (en Création mondiale). Ars Nova, Gregory Vajda (direction). Crédit photographique © Stéfanie Molder