Portrait de Clara
Le film de Helman Sanders -Brahms est une indiscutable réussite. Plus psychologique que spectaculaire, plus intime et tendu voire allusif que narratif ou mécaniquement chronologique, le regard de la réalisatrice sur le couple Schumann est avant tout sélectif, fragmentaire, et finalement synthétique. Celui d’une femme qui parle d’une autre femme. Elle sélectionne ou grossit certains faits de l’histoire du couple, voire invente et réécrit la trame de l’action réelle.
Peu importe si Clara, immense virtuose, pianiste plus célébrée que ne le fut son époux comme compositeur, dirigea dans les faits, les musiciens de l’orchestre de Düsseldorf. C’est l’engagement et la passion musicale d’une très grande musicienne qui sont exprimés dans ce parti cinématographique. Dans le film, l’épouse dirige avec son mari, la création de la Symphonie n°3 « Rhénane »... Clara est une femme forte, mère et instrumentiste, épouse amoureuse mais hélas peu à peu dépassée par les troubles mentaux de son époux, Robert. Helma Sanders-Brahms raconte aussi la dérive d’une relation conjugale… dont la scène théâtrale se déroule effectivement à Düsseldorf à partir de 1850.
Les historiens se concentrent sur le destin certes tragique de Robert. Mais combien se sont-ils penchés sur le ressentiment de son épouse, démunie, déconcertée (et de surcroît enceinte à nouveau) au moment où Robert s’effondre et abdique, désirant être interné…? Le fait que Clara ne visite pas son époux hospitalisé pendant de nombreux mois, est révélateur de ce qu’a pu éprouver la jeune femme. Que frappe à sa porte Johannes Brahms, tel un jeune prince inespéré, pendant cette période difficile et déroutante pour elle, est une provocation perpétrée par un destin facétieux voire cynique…

Ainsi, à l’écran, que paraisse le jeune Brahms, jeune homme fougueux et aussi enfantin (ce que montre aussi le film): et la sensibilité ardente de la femme de 30 ans redouble d’ivresse et d’acuité. La scène centrale qui est aussi celle du visuel de l’affiche, où les trois musiciens l’une des plus belles du film- se retrouvent comme fusionnés par la musique, où chacun, Clara au piano, en action, déchiffre la
2ème Sonate de Brahms, met en lumière tout ce qu’ont en partage Johannes et Clara… chant des gestes exaltés par la musique enivrante et irrésistible. La musique réalise le désir secret des deux coeurs. Or mariée à Robert, même après la mort de ce dernier, Clara ne rejoindra jamais Brahms … pour lequel cependant Clara reste la seule femme de sa vie.
Etait-il nécessaire pour autant de représenter ce voeu d’intouchabilité que prononce Brahms à l’encontre de sa muse inaccessible dans cette chambre improbable où ils se retrouvent seuls ? Le principe de la suggestion qui avait conduit l’écriture fictionnelle jusque là aurait dû se résoudre jusqu’au terme de l’action. En particulier dans cette scène.
Que Brahms et Clara Schumann aient réellement consommé leur évidente attirance reste conjecture. Seule importe cette fascination partagée pour la musique que le film du début à la fin exprime avec finesse et justesse.
Dans les yeux de Clara se lit la secrète espérance d’un amour véritable où la pianiste adulée, qui est aussi compositrice, pourrait déployer librement son désir d’écriture et d’engagement supérieur dans la musique. On devine que dirigeant l’orchestre, elle se réalise enfin musicienne, offrant à l’interprète le vertige de la création. « C’est assez que tu sois pianiste » lui dit Robert. Un compositeur par famille suffit ainsi dans une société misogyne. On pense à la considération de Félix Mendelssohn vis à vis de sa soeur, Fanny, qui souhaitait pourtant écrire et composer comme son frère cadet… Bonne épouse, remarquable pianiste mais pas compositrice. L’acte d’écriture ne peut être que masculin.
Trois comédiens formidables
Ainsi Clara vit par procuration, par son mari interposé, son désir de création. Quand elle joue les partitions du jeune Brahms qui lui sont d’ailleurs dédiées, la jeune femme éprouve d’autant plus l’intensité avec laquelle elle est capable de vivre la musique… Film sur Clara, le drame privilégie le regard de l’héroïne. Mais pour autant, toutes les étapes clés des 6 dernières années de la vie de Robert ne sont pas atténuées. Les scènes de folie et d’autodestruction qui rongent Robert Schumann, jalonnent le fil de la narration. Ses hallucinations mentales et auditives, ses maux de tête, ses efforts vains pour se faire respecter des musiciens de l’orchestre dont il a été nommé directeur musical, son effondrement psychique… tout est clairement exprimé. Dans la réalité, effectivement, arrivé en septembre 1850, Schumann ne dirigera l’orchestre que jusqu’à la fin 1852: les instrumentistes après cette date ne pourront plus suivre sa direction étrange et fantasque…

L’approche de la réalisatrice sait éviter tout pathos décoratif, si facile pourtant en terres romantiques, dans l’évocation de surcroît d’une comédie dramatico-sentimentale. Ce huit clos qui repose sur un trio impossible demeure fidèle par l’esprit à ce que put être la relation entre Clara, Johannes et Robert. Pudeur, mesure, tendresse orchestrent le regard de Helma Sanders-Brahms vis à vis de ses acteurs. Trois comédiens formidables, jamais suractifs ni maniérés.
Découverte pour nous dans le film culte «
La vie des autres » où elle incarne l’épouse de l’écrivain suspecté par l’agent de la Stasi,
Marina Gedek est Clara: jeu intérieur et profond d’une lumineuse sensibilité; à l’inverse,
Pascal Greggory offre de Robert son époux, un portrait magistral, s’abîmant inéluctablement dans les ténèbres, un être évanescent, inadapté, habité par une réalité invisible, dévoré de l’intérieur. Le jeune
Malik Zidi a quant à lui, la fraîcheur et la candeur du jeune homme passionné, venu de Hambourg, saisi par la beauté de Clara, femme musicienne, véritable égérie dont le fluide s’écoule par la beauté de son âme et la souplesse de ses doigts agiles…
Nous garderons longtemps en mémoire la course effrénée, seule, de Clara exaltée par les partitions qu’elle vient de jouer (celles de Brahms): libre soudain, la jeune femme se jette à terre et contemple simplement le ciel, immense et insondable comme cet élan qui la porte contre toute attente. Puis, tout en jouant le Concerto de son époux, son doux visage regarde Brahms qui vient de ramasser l’alliance que vient de perdre Robert, lointain, éteint, comme hébété, saisi dans ses songes obsédants… Ce tableau du début dit tout, sans paroles, dans la musique, de la tragédie à naître, de la métamorphose qui peut jaillir… Anéantissement inéluctable du mari génial, ardeur juvénile d’un jeune compositeur plein de talent… qui attend son heure et l’occasion de vivre le seul amour auquel il s’est voué corps et âme.

Quant à la fin, si l’on regrette que l’aveu d’un amour platonique ait été prononcé, réduisant la force de l’écriture suggestive et pudique du début dont nous avons souligné la force métaphorique, toute l’immense tendresse muette qui unit Clara à Johannes demeure le sujet principal du film. Consommé et figuré à l’écran, leur amour aurait fini en épisode anecdotique. Cet amour qui dépasse la fusion des corps et se réalise dans la musique est l’objet de leur idylle. Le film s’achève dans cette irrésolution magique, suspendue, éternelle comme tous les grands mythes amoureux. Sans rien atténuer de sa force, le film de Helma Sanders-Brahms brosse un portrait tendre de Clara, un acte de fraternité pour une âme admirable dont la partition se déroule dans le chant de la musique. Un chant magnétique qui sut aimanter deux immenses compositeurs parmi les plus essentiels de l’histoire de la musique romantique. Le premier qui l’épousa, lui vouera une tendresse éperdue jusqu’à sa mort; le second, de la génération suivante, lui témoignera toujours un amour pur et limpide, indestructible et « fort comme le diamant ». Clara méritait bien un film digne de sa personnalité. Voilà qui est fait.
Clara, un film de Helma Sanders-Brahms (2008, 1h50). Sortie annoncée: mercredi 13 mai 2009.