CD, compte rendu critique, coffret événement. HAYDN : intégrale des 107 Symphonies sur instruments anciens : Brüggen, Hogwood, Dantone (35 cd DECCA). COFFRET SUPERLATIF. Le coffret de cette intégrale du Haydn symphoniste est tout simplement superlatif. Le corpus récapitule l’apport grandiose et incontournable de Joseph Haydn (1732-1809), père génial du Quatuor et surtout de la Symphonie, dont il fait des standards, emblèmes de la société civilisée et philosophique à l’époque de la Révolution française. Pénétrée par l’esprit des Lumières, la centaine de Symphonies ainsi réestimées, – corpus dont nous suivons l’évolution majeure, depuis les années 1750, jusqu’aux accomplissements des années 1790, quand Joseph compose des partitions applaudies et vénérées à Londres et à Paris, dans toute l’Europe-, est une somme orchestrale qui permet d’atteindre un âge d’or formel, copié après lui par tous les grands romantiques, y compris Beethoven… et Mozart, le premier d’entre tous.
Soit une intégrale en 107 symphonies ; le sujet intéresse les tenants de la révolution musicale sur instruments anciens ; l’équivalent de ce que fait aujourd’hui un Jérémie Rhorer pour les opéras de Mozart (comme le démontre et le confirme son récent live parisien de l’Enlèvement au Sérail, édité chez Alpha, ce mois ci : lire la critique de l’Enlèvement au Sérail de Mozart par Jérémie Rhorer et Le Cercle de l’Harmonie… Des anciens, Hogwood et Brüggen à présent décédés, à aujourd’hui Dantone et donc Rhorer, la vitalité expressive des instruments d’époque retrouve le format et l’esthétique original, pas encore (et jamais originelle : qui peut savoir ? Et techniquement cela reste impossible…), mais un nouveau spectre sonore, une nouvelle palette de couleurs et d’accents révolutionnent totalement notre compréhension profonde des oeuvres.
Ainsi s’agissant des Symphonies de Haydn, les grands chefs se retrouvent, confrontés chacun à la fantaisie souvent ahurissante, voire expérimentale de Joseph Haydn, depuis son service chez le Comte Morzin puis pour les princes Esterhazy à Esterhaza… Une matière complexe, exigeant un savoir faire, un lacher prise, une inventivité exceptionnellement développée et une souplesse de ton qui révèlent ainsi les meilleurs interprètes… A Hogwood et son Academy of Ancient Music revient dès le début des années 1980 (1984 précisément pour les 100 et 104, puis 1985 pour le 96, soit les plus récentes dans le catalogue mais les anciennes quant aux dates d’enregistrement), pour le label l’Oiseau Lyre / Decca à l’époque, – plus proches de nous, au cours des années 1990: les Symphonies A, B, 1 à 25, 27-34, 36, 17, 40, 53-57 ; en 2000 et 2005, 60-64, 66-77 ;
A l’immense Frans Brüggen revient deux cycles : l’un avec l’Orchestra of the Age of Enlightenment : soit les 19 « Sturm und Drang » (jalon primordial pour l’expression emblématique de ce courant esthétique entre Baroque et Romantisme), 26, 35, 38, 39, 41-52, 58, 59 et 65 ; le second avec l’Orchestra of the Eighteenth Century pour les Symphonies au style européen, emblématique de ce goût des Lumières : et qui témoignent surtout de la diffusion exceptionnelle voire inédite d’un Symphoniste en Europe : les 6 « Paris » 82-87 ; les 88-92; La concertante London n°12, enfin les dernières : 93-104. Le chef enregistre ses premières Symphonies à Utrecht (n°90, live) dès 1984), puis à 1986 (93) et 1987 (103); puis complète son cycle à Londres, Paris (Symphonies parisiennes, cité de la musique, 1996)… de 1994 à 1997.
En fin au plus jeune, cadet des deux précédents : Ottavio Dantone, dont le tempérament latin apporte une conception renouvelée de la ciselure expressive et poétique : Symphonies 78-81, particulièrement appréciée par la Rédaction cd de classiquenews, enregistrées en juin, juillet et septembre 2015 en Italie (Bagnacavallo).
Le projet Decca marque l’écoute en ce qu’il réunit 3 tempéraments d’exception, 3 chefs de première importance qui composent aussi les jalons de l’interprétation des orchestres sur instruments d’époque : où l’éloquence nouvelle des couleurs d’époque dans leur format d’origine redéfinit l’équilibre global, l’esthétique expressive et poétique, dévoile surtout sur le plan du style et des idées, la vision du chef. Solaire, ou Apollinien, parfois distancié et comme en dehors de la matière palpitante et humaine du chant haydnien, le Britannique Christopher Hogwood dont le geste a marqué avant tous les autres, l’approche historiquement informée des Symphonies de Haydn, avec un orchestre au format idéal, en impose par son souverain équilibre, une éloquence lisse, parfaite, sans aspérités ni tensions contradictoires… pour autant captivante sur le long terme ?
De leurs côtés, et finalement de la même école, – alliant la souplesse et la vivacité coûte que coûte, les frémissants Hans Brüggen et l’espiègle, très imaginatif et plus récent, cadet des trois, Ottavio Dantone, saisit par leur subtilité expressive, un travail remarquablement caractérisé, qui n’hésite pas à rapprocher toutes les symphonies dans chacune de leur séquence, … de l’opéra. Opéras pour instruments, voilà une conception qui prévaut chez chacun d’eux. Que vaut l’écoute de quelques cd étalons, pris à la volée et presque en aveugle ? Que révèlent-ils de chacun des maestros ?
Hogwood, Brüggen, Dantone… 3 chefs viscéralement haydniens
HANS BRÜGGEN, le poète vif-argent. Noblesse passionnante, et triomphe sous jacente des idées des Lumières, les Symphonies 90, 91 et 92 de 1788 et 1789 illuminent par l’effet d’une puissante certitude qui s’exprime essentiellement par le feu d’un orchestre suractif et aussi instrumentalement caractérisé : ce triplet, dont le finale est l’éloquence vive et loquace de la Symphonie « Oxford » est l’une des plus mozartiennes de Haydn : une jubilation permanente qui est portée par un sourire lumineux, crépitant, d’une justesse humaine, souvent enthousiasmante. Ne serait-ce que pour ce seul cd, le geste vif, souple d’un Brüggen admirable de vivacité convainc et surprend par son allure tendre et déterminé : du nerf et de la douceur tour à tour. Un modèle d’équilibre et une claire conscience des couleurs de chaque instruments d’époque.
Même aboutissement avec le cd 33 : la n°96 à juste titre intitulée « Miracle » : grandeur solaire et pourtant très expressive, en particulier dans le sens de l’articulation instrumentale (hautbois dans le Menuetto) ; flûte mordante incisive du Finale noté Vivace assai : vitalité malicieuse, grandeur nimbé de lueurs préromantiques propres au début des années 1790 (1791) ; facétie « Militaire » qui devient feu crépitant et ronde urbaine civilisée pour la n°100 en sol majeur : au dessin instrumental virevoltant : Brüggen s’y montre fabuleusement espiègle, totalement convaincant avec son orchestre du XVIIIè siècle.
CHRISTOPHER HOGWOOD, solaire et apollinien,… trop parfait ? La mécanique Hogwood est d’un équilibre parfait, parfois trop distanciée, et donc un rien trop huilée, sans vrai nécessité.
Propre aux années dorées du support cd, soit les années 1980, le geste, s’il tourne parfois à l’exercice systématisé (excès de la demande marketing?), d’une rare exigence philologique du chef britannique fouille le legs haydnien dans ses moindres détails : au point de présenter par exemple : la Symphonie n°54 dans ses deux versions (cd 16) : c’est un travail exigeant et jusqu’au boutiste qui souhaite comprendre de l’intérieur la fabrique du Haydn symphoniste. Versions diverses où le magicien sorcier de la matière symphonique régorganise l’ordre des mouvements, cherchant dans une expérimentation continuelle la meilleure formule : bousculant les premiers standards pour choisir en définitive, deux adagios tout d’abord, auxquels succèdent le Menuet et le Presto final. Peu à peu les idées se précisent et s’organisent; de l’émergence première à l’organisation du discours : l’acuité et la probité de l’entreprise convainquent tout à fait ; et l’on comprend que pour permettre aux Brüggen et Dantone de poursuivre dans cette voie décisive, en provenance d’Angleterre, il a fallu qu’un Hogwood ouvre la voie et prépare aux audaces suivantes. Ce cd 16 résume à lui seul toute la pertinence de la vision Hogwood. De séquence en épisode, chacun idéalement caractérisé, se dessine et la justesse de l’interprète, et la bouillonnante activité créatrice du compositeur (ici, en 1774 : au carrefour du baroque et du préromantisme…).
Dans une autre acoustique, plus proche, chambriste et mordante par son acuité instrumentale, la transposition des Symphonies 94 » « , 100 « Militaire », 104 « Londres », signée Salomon, transcripteur et agent à Londres de Haydn, toujours soucieux de diffuser sa musique, y compris dans des arrangements pour quelques instruments (pianoforte, flûte et quatuor à cordes ; ultime avatar du rayonnement des œuvres de Haydn ainsi diffusées à Londres en 1791, 1793, 94 et 95. Là aussi la curiosité de Hogwood et ses solistes de l’Academy of Ancient Music.
LE MIRACLE DANTONE. Quel sens du contraste chez Ottavio Dantone dont l’allegro spirituoso de la Symphonie 80, pleine de rebondissements et contrastes dramatiques, dévoile cette fièvre et ce débridé élégantissime si absent chez les Britaniques. L’Accademia Bizantina fait miracle de chaque trait instrumental, chaque pause, négociant aussi les silences, restituant à une musique courtoise et civilisée, prise de façon trop artificielle ou donc mécanique ailleurs, regorge de vitalité simple, de nerf franc, de santé première : un miracle de jaillissement impétueux, cependant idéalement canalisé par ses intentions, son style, sa claire élocution. De toute évidence, Dantone a clairement choisi le feu scintillant d’un Brüggen plutôt que la Rolls routinière Hogwood. Le sens des dynamiques, la balance sonore globale, l’équilibre des couleurs et des timbres par pupitre relèvent d’une direction miraculeuse. Jamais ici le chambrisme des cordes, propre à l’orchestre de chambre ne sacrifie l’éclat millimétré des accents de chaque instruments. C’est bien le propre des instruments d’époque que d’affirmer une carte des identités sonores nouvelles, plus intenses, pleine de caractère, certes moins globalement puissante, mais plus finement caractérisée. Ce dosage, cette alchimie sont parfaitement comprises et exploités par Dantone (la ligne de la flûte au dessus de cordes dans l’Adagio de la même n°80 de 1784) : miracle d’inventivité, d’un nerf pulsionnel Strum und Drang ; mais aussi d’un raffinement de teintes et de couleurs d’une perfection allusive phénoménale. Ottavio Dantone relève haut la main par sa très grande sensibilité : chaque éclair dramatique est revitalisé, dans une vision globale énergique qui saisit chaque contraste sans en gommer un seul : une délicatesse jamais maniérée qui enchante et s’enivre dans la nervosité sanguine Sturm und Drang de l’Allegro ; la suprême lumière intérieure de l’Adagio, le movement le plus long, résolument par ses teintes et son caractère plus introspectif, moins noble que nostalgique : Empfindsamkeit.
Ce dont le chef et son orchestre sont capables d’un épisode à l’autre est stupéfiant de vitalité, d’expressivité fine et ciselée, de couleurs… L’on avait jamais écouté avant lui tant d’arguments, de récits opposés, associés, accordés : l’imagination du maestro inspiré (magicien par ses idées innombrables) rend le plus hommage à Haydn. C’est fluide, allant, naturel et aussi d’une fantaisie espiègle souvent absente de ses prédécesseurs. Alors oui, la compréhension de l’Accademia Bizantina affirme aujourd’hui, ce miracle sonore et expressif que seul apporte un orchestre d’instruments anciens. Comme affûtées, mordantes, presque acides mais d’une ductilité là encore frémissante (parfaitement accordées à l’esthétique scintillante et surexpressive, très empfindsamkeit, les Symphonies du cd 24, plus tardives (n°78 et 79), harmoniquement plus tendue s’imposent tout autant, avec une gestion dramatique saisissante (tension/détente du Vivace introductif de la 78), d’autant que Dantone semble ciseler le moindre accent, dévoilant la subtile et souvent imprévisible texture, souvent rugueuse et métallique aux couleurs particulièrement changeantes : véritables éclairs aux cors, caquetage des bois, permanente fantaisie, et parfois délirante ivresse (excellent Menuetto de la 78). Trois maîtres de la baguette pour une intégrale musicalement irrésistible et très éloquente se révèlent dans ce coffret majeur. CLIC de CLASSIQUENEWS de l’été 2016.
CD, compte rendu critique, coffret événement. HAYDN : intégrale des 107 Symphonies sur instruments anciens : Brüggen, Hogwood, Dantone (35 cd DECCA