Carlos Kleiber
Sur les traces d’un chef de légende
Lundi 20 juin 2011
à 22h20
Arte, musica
Le documentaire n’avait jamais été programmé d’où notre attente. D’autant que comme certains, nous pensons que la direction de Carlos Kleiber reste l’une des plus captivantes du XXè siècle: au-dessus de Karajan, Kleiber le fils, né en 1930 et mort le 1″ juillet 2004 est bien l’hériter de son père, le légendaire (et guère tendre) Erich Kleiber. De son père qu’il admire toute sa vie (au point de ne diriger une partition que dans la connaissance parfaite et précise de l’enregistrement qu’a réalisé son père de l’oeuvre concernée: c’est le cas des Noces de Figaro, du Chevalier à la Rose, de Wozzek dont Erich assure la création en 1935…), Carlos Kleiber défend une valeur devant toute autre chose: l’excellence. Le garçon hypersensible (trop fragile dit sa soeur), sait pourtant imposer dans la famille, sa vocation d’être maestro. A 20 ans, il est dans le contexte de l’après guerre, à Zürich où il fait ses débuts. Son premier coup d’éclat reste à Stuttgart, un Freischütz d’anthologie dans le mise en scène de Walter Felsenstein… Rien de moins.
Kleiber le fils, une légende musicale
Le film à l’écriture très classique qui alterne témoignages et extraits d’archives, donne la parole à ses partenaires et amis: Michael Gielen, Manfred Honeck, sa propre soeur Veronika, mais aussi Otto Schenck…).
Ce sont surtout les chanteurs Placido Domingo et Birgit Fassbender qui lui doivent des prises de rôles légendaires (Otello pour le premier, Brangaine pour la seconde), qui apportent leur regard le plus original et le plus personnel: le ténor devenu baryton évoque comment le mouvement de ses seuls bras portaient par leur esthétisme précis et magicien, le chanteur, ainsi invité à chanter encore plus legato qu’ailleurs; la mezzo confirme l’exigence radicale, le perfectionnisme exacerbé du chef berlinois qui comme son père (et peut-être à cause de lui) ne dirige pas s’il ne peut atteindre l’excellence; il faut donc une bonne part de volonté et d’énergie pour travailler, approfondir, sublimer chaque oeuvre.
Pas surprenant en conséquence que Carlos Kleiber ait traversé par intermittences, de nombreuses crises personnelles où il exprime (à sa soeur) son désir d’arrêter: qui peut durer en s’investissant autant sur chaque projet musical (d’autant que la plupart sont des opéras!): miné par un excès de scrupule, ou tout simplement paresseux en dépit de son génie musical, Kleiber concentre son approche interprétative sur un répertoire qui demeure restreint (quelques opéras, quelques symphonies). Mais quel catalogue aujourd’hui (heureusement édité par Deutsche Grammophon): que des perles. Le Freischütz de Weber, Die Flerdermaus, Otello, Carmen, et évidemment son opéra fétiche, Der Rosenkavalier, Le Chevalier à la rose qui lui aura permis, s’amuse à le souligner Gielen, de gagner des millions. Mais l’enregistrement qui nous reste montre cette élégance nostalgique viennoise, humaniste et si prodigieusement habitée qui distingue aujourd’hui Kleiber II… en particulier qui le démarque de son père qui ne possédait pas autant l’éclat des sentiments et des passions: sa direction était plus raide et droite que celle de son fils.
De son côté, Birgit Fassbender souligne la pensée philosophique du maestro: sa quête d’absolu qui se confronte à l’idée de la mort, guère acceptée (comme le rappelle aussi Otto Schenk). La cantatrice présente devant la caméra un livre sans couverture, contenant des poèmes de sagesse chinoise qui ont aidé manifestement l’homme dans sa vie… vaincre les angoisses de l’interprète; penser la musique dans un rapport radical et dans le même temps naturel…, s’investir puis laisser agir… Ainsi pensait-il à tout cela dans ses heures de conduite en voiture, entre Munich et Salzbourg vers la Slovénie où il finira son existence dans une retraite admirable.
Le film évoque ainsi tous les thèmes d’une existence légendaire: le rapport au père; son mariage avec la danseuse Stanka, une partenaire dans l’ombre, tel une complice de solitude dont la mort, 6 mois avant son décès, le plonge dans un abîme de tristesse… Son rapport à Karajan, figure incontournable qu’il écoute, observe, étudie lors de ses séjours très fréquents au festival de Salzbourg (où il refusera toujours de diriger!)… se recueillant même sur sa tombe à chacun de ses séjours.
L’autre K
Mais l’énigme Kleiber reste indéfectiblement liée à son oeuvre musicale comme interprète: on a tort comme ici d’expliquer son héritage par sa vie: qui le connaîtra réellement? Scrupule esthétique et direction expansive, exigence musicale et paresse, volonté de transcendance et défaite cyclique: combien de fois en pleine répétitions à l’Opéra de Vienne pour une nouvelle production, Kleiber interrompt le travail et quitte les séances… car il n’en pouvait plus!)… Voilà le mystère Kleiber.
Ecouter les enregistrements qu’il nous laisse répond à toutes les questions: voici un chef sublime qui a tout dit, tout exprimé dans ses interprétations. Tout est dit dans son legs: il suffit d’écouter et de voir. Le (re)découvrir ainsi dans la fosse du Chevalier, diriger et chanter, danser par les bras, s’enflammer et commenter ce que dit la musique… reste le plus magnifique témoignage d’un musicien serviteur de la musique. A qui pensait-il au juste quand il se recueillait sur la tombe de Karajan? A la solitude profonde qu’exige les plus grands artistes comme les plus grands interprètes. Leur rapport à la musique se rapprochait. Mais à la différence de Karajan, l’autre K, entendez Kleiber II, exprime comme nul autre le vertige émotionnel des partitions: « j’ai réfléchi à la fumée des croches dans ce passage », précise le chef lors d’une répétition de l’ouverture de La Chauve Souris: « il n’y a pas assez de nicotine dans ce que vous faîtes, c’est à dire pas assez de nicotine toxique… « . Sens de la formule, connaissance précise et souvent fulgurante des partitions, séduction et charisme irrésistibles forment les qualités du chef Kleiber. Sublime et captivant.
Documentaire exhaustif sur une personnalité d’exception. Carlos Kleiber, sur les traces d’un chef de légende. Réalisation : Eric Schulz (2010, 52 mn). Arte, ludni 20 juin 2011 à 22h20. Voir aussi sur ARTE, le programme Maestro du dimanche 19 juin 2011 à 19h15 : Carlos Kleiber dirige la Symphonie n°4 de Brahms. Les concerts symphoniques de Kleiber sont rares: Beethoven (Coriolan), Brahms, mais aussi Schubert constituent le coeur de son geste symphonique.
Lire aussi notre dossier spécial Carlos Kleiber, les 80 ans (13 juillet 2010)