On peut être agacé par la pudeur de ce portrait
à la limite de la censure et du politiquement correct… qui malgré son
titre, un rien accrocheur, nous parlant de « coeur caché », dévoilerait
in fine un mystère Britten… En vérité rien de tel: aucune révélation
réalisant la promesse du titre. D’autant que les documents d’archives
laissent paraître à l’écran entre témoignages et captations de concerts
ou d’opéras, toujours les mêmes images en noir et blanc, de Benjamin
formant couple avec le ténor Peter Pears, son compagnon et le créateur
de bon nombre de ses oeuvres lyriques.
Rien sur la blessure originelle du compositeur qui petit enfant aurait
abusé par un adulte, traumatisme qui explique en grande partie la clé
fascinante de tout son oeuvre opératique, où il est toujours question
de l’identité profonde et alusive des êtres, du héros confronté à la
foule, de l’individu à la société, de l’innocence sacrifiée, tuée…
Nonobstant, la construction est claire et progressive, conçue en trois
actes, chacun évoquant la genèse et la réception d’une oeuvre majeure: Peter Grimes (1945), son premier ouvrage à succès (qui occupe les 30 premières minutes du film); War Requiem (1961),
manifeste pacifiste pour cet objecteur de conscience, au coeur de la
guerre froide, au moment où le compositeur est au sommet de sa
notoriété; Death in Venice enfin (1973), chant autobiographique sur l’essence de l’artiste parvenu au soir de sa vie…
Tout le film est concentré sur la relation amoureuse et musicale
constitué par le compositeur et son compagnon, Peter Pears, qui est son
« roc », et la voix de son âme la plus profonde. Les connaisseurs
retrouveront nombre des « clés » déjà connue de la vie et de la
personnalité de Britten: solitude et pudeur d’un être réservé qui
aimait s’entourer d’une véritable cour pour se sentir rassuré;
On
en apprend davantage sur les années formatrices, celles où il collabore
avec W.H. Auden vers 1935 dans l’élaboration de films documentaires
pour lesquels il compose la musique: nécessité dramatique, efficacité
expressive conduite et inféodée selon le scénario (On this Island, Our Huntng Fathers..)
pour le service cinématographique des postes britanniques, constituent
alors le meilleur processus de perfectionnement pour le futur
compositeur d’opéras.
Antimilitaristes, les deux hommes, Benjamin et Peter, fuient
l’Angleterre en guerre pour rejoindre le même Auden en 1939 à New
York. Ils seront considérés comme des « déserteurs », d’autant plus
honnis qu’homosexuels (ce qui est un délit jusqu’en 1960), leur couple
dérange, trouble, gêne. Le docu met en relief la relation avec Auden
(qui sera rompue en 1942, car Benjamin jugera trop bohème son style de
vie new-yorkais): le poète séditieux transgresseur a laissé une lettre
prophétique au moment de leur rupture (1942) où il met en garde le
musicien quant au devenir de son don musical. Cette lettre revient
continûment dans la narration du film.
Chaque
analyse et explication sur les 3 ouvrages demeurent pertinents,
révélant un aspect particulier de la personnalité si complexe et
enfouie de Britten. Peter Grimes, d’après The Boroughs
de Crabbe, adoucit la figure du héros littéraire: le pêcheur seul et
suspect, véritable bourreau et tortionnaire sadique dans le roman,
affiche dans l’opéra, une psychologie plus ambivalente, en être
névrosé, introverti, inadapté… En lui donnant une richesse
émotionnelle nouvelle, Britten élabore le nouvel opéra anglais du
XXème. Et les deux hommes (Peter incarne le rôle-titre), diabolisés par
leur « fuite » aux USA, sont acclamés par cet opéra visionnaire.
War Requiem est une commande pour célébrer
l’inauguration de la nouvelle Cathédrale de Coventry, rasée, bombardée
le 14 novembre 1940. L’événement de 1961, alors en pleine guerre
froide, est un acte militant signé par un compositeur pacifiste: les
trois solistes (russe, allemand, anglais) indiquent l’appel à la
réconciliation des peuples. Le témoignage de la soprano russe
Vishnevskaya (finalement remplacé par Heather Harper) exprime les
pressions subies par les artistes dans ce climat de défiance et de
peur. Le Lacrimosa qui imagine la rencontre du soldat tueur avec celui qu’il a fusillé, est l’un des moments les plus intenses de l’oeuvre.
Death in Venice est
d’autant plus intéressant que chant du cygne, la partition est écrite
par un compositeur malade, presque à l’agonie, qui en outre est passé
de mode au début des années 1970. Evidement, la figure du vieil
écrivain Aschenbach, usé, en perte d’inspiration, dans une ville
elle-même en décrépitude sur des eaux mortes, de surcroît bientôt
traversée par une épidémie de choléra, renvoie au compositeur lui-même,
à sa vie, à ses blessures secrètes. A ce titre, les services sociaux du
Home Office convoquent les deux homosexuels en 1953: à cette époque,
ils peuvent être emprisonnés. Death in Venice cache un secret
intime, que pourrait bien avoir décelé la fameuse lettre d’Auden en
1942, et qui est lié à l’attraction du compositeur pour les jeunes ados
fluets… ce qui est nettement représenté dans l’opéra ultime de
Britten, dans cette figure troublante du jeune polonais Tadzio…
Benjamin Britten: The Hidden Heart (2001). Portrait documentaire réalisé par Teresa Griffiths.