mardi 24 juin 2025

Anvers. Vlaamse Opera. Le 10 mars 2010. Giuseppe Verdi: Don Carlos, version originale parisienn. Peter Konwitschny, mise en scène. Alexander Joel, direction

A lire aussi
Triomphal
Don Carlos à Anvers

Du chef-d’oeuvre schillérien de Verdi, Peter Konwitschny fait un spectacle délirant, scéniquement détonant, psychologiquement violent et grimaçant. Présenté dès septembre 2004 à l’Opéra de Vienne, la production événement enchérit même pour sa reprise anversoise: au dispositif déjà vu (dont la restitution ô combien drolatique du ballet), le metteur en scène renouvelle sa lecture en incluant une captation télévisuelle qui rehausse l’impact de la scène de l’autodafé.

L’Opéra d’Anvers frappe fort en ce mois de mars 2010: alors que l’Opéra de Paris reprend la production très convaincante de Don Carlo dans sa version italienne (mise en scène de Graham Vick, sous la direction impeccable et chambriste de l’excellent Carlo Rizzi), le Vlaamse Opera « ose » restituer la version originelle parisienne, donc chantée en français avec ses 5 actes et son ballet, conçu par Verdi pour la « grande boutique » en 1867.
C’est évidemment une occasion exceptionnelle de mesurer le génie de Verdi sur son métier in extenso: avec l’acte initial (d’ordinaire supprimé) celui de Fontainebleau, de la rencontre des deux princes amoureux, Carlos et Elisabeth, acte d’ivresse émotionnelle et d’innocence partagée, bientôt rattrapé par l’horreur du pouvoir autocratique de Philippe II… Ce sont aussi des scènes tout autant fondamentales qui font mieux comprendre l’écriture verdienne et son travail sur la durée, respectant Schiller à sa source (son idéalisme romantique d’une ferveur hallucinée) comme personne: ainsi le duo Elisabeth/Eboli avant le grand air expressionniste O Don fatal (qui approfondit davantage le portrait de la princesse noire qui s’automutile), ainsi le choeur viril (Carlos et Philippe II accompagné par les courtisans) qui chantent l’apothéose de Posa sur le cadavre assassiné de celui qui avait oeuvré pour l’indépendance de la Flandre, pour que naisse un monde nouveau… Accent indépendantiste qui sur la scène anversoise prenait évidemment un ton tout particulier.

Les points forts de la production restent le profil psychologique réservé au rôle-titre (et central sur le plan dramatique): comme mis à distance de l’action principale, spectateur et victime au premier chef de la barbarie croissante imposée par la dictature de son père, Carlos (vaillant Jean-Pierre Furlan) a des accents d’enfant horrifié, de témoin asphyxié et détruit qui perd tout: amour et amitié. Pourtant la fin laisse un espoir à demi-mots, s’il n’était l’apparition de Charles Quint, deus ex machina destiné à délivrer les deux innocents, des griffes de leurs bourreaux (l’Inquisiteur et le Roi), le spectateur comprend très bien quelques minutes auparavant que Carlos a retenu l’enseignement de Rodrigue: en lui coule le sang d’un nouveau monde à bâtir.

Piliers vocaux de la distribution: le roi sombre, violent, à l’amertume arrogante et supérieure de Francesco Ellero d’Artegna; le gras et sardonique Inquisiteur de l’excellent Jaco Juijpen: les deux forment une paire parfaitement cynique et diabolique, d’un sadisme à peine voilé.
Saluons l’incandescente Eboli de la mezzo russe Marianna Tarasova (dans la version intégrale, le personnage gagne en profondeur et son humanité qui s’embrase prenant dans un renversement spectaculaire la cause et la défense de Carlos se révèle même sublime… jusqu’à la mort!La balafrée a bien mérité le paradis tant ses dernières actions montrent une âme touchante par sa compassion inespérée).

Heureuse découverte dans un rôle d’une complexité ciselée (seule invention de Verdi et ses librettistes), le Posa du baryton uruguayen Dario Solari: sa diction naturelle, l’égalité du timbre musical sur tous les registres éclairent l’humanité du personnage, l’un des plus aboutis pour baryton de tout l’opéra romantique.

L’Elisabeth de Karine Babajanyan grâce à son timbre soyeux bien que peu puissant, malgré un français improbable, sait poser son personnage d’une moralité lumineuse jusqu’au bout de la soirée: son dernier air (Toi qui connais la vanité du monde…) puis le duo amoureux avec Carlos conduit à des sommets d’émotions justes, de sincérité dramatique bouleversante.

Le ballet compose l’autre « attraction » clé de la soirée: Peter Konwitschny a eu raison de contourner un épisode chorégraphique obligé par le goût parisien et qui n’est pas de la meilleure inspiration de Verdi: il en fait une pantomime digne de Groucho Marx, série de gags et rebondissements qui illustrent le rêve petit bourgeois d’Eboli, épouse enceinte de Carlos qui reçoivent lors d’une soirée arrosée, la visite de leurs amis, Philippe et Elisabeth. Même Posa paraît dans cette parodie du bonheur consumériste des classes moyennes: en livreur de pizzas! La réalisation est épatante et les chanteurs font des acteurs remarquables dans ce registre imprévu.
Revenons sur le dispositif télévisuel réalisé au moment de l’autodafé: les spectateurs étaient invités à suivre sur des écrans l’arrivée depuis le hall de l’Opéra anversois, du grand Inquisiteur (aveugle) accompagné de sa tribu d’ecclésiastiques prétentieux, mais aussi des gardes du corps et des photographes agités… Puis, ce sont le Roi et la Reine, Thibault, Carlos, Eboli et Posa qui faisaient leur entrée officielle dans la salle. On se serait cru à Cannes aux pieds des marches à l’heure du Festival… Quand paraissent les hérétiques que des sbires haineux mènent violemment au bûcher, la scène prend tout à coup un autre aspect: le spectacle devient criant de vérité et ce que dénoncent Verdi et ses librettistes, une évidence claire et concrète. La réalisation est sans défauts, les techniciens échaudés, d’une efficacité discrète offrant au tableau une force nouvelle par son cynisme collectif.
Ce Don Carlos, scéniquement et techniquement ambitieux, ne nous dévoile pas seulement un opéra de génie dans sa version originelle française: il est aussi pendant ses 5 heures de performance continue, une incroyable expérience lyrique. Dans la fosse, le chef Alexander Joel sait exprimer le lugubre abyssal des cuivres quand paraît l’Inquisiteur, comme la tendresse condamnée des innocents sacrifiés.
Bravo à l’Opéra anversois de nous servir un Don Carlos originel avec autant de maestrià. Il vous reste une date, le 13 mars 2010 (18h30), pour applaudir ce spectacle mémorable.

Anvers. Vlaamse Opera. Le 10 mars 2010. Giuseppe Verdi: Don Carlos, 1867: version originale parisienne (chanté en français, en 5 actes et un ballet). Livret de Joseph Mery et Camille Du Locle d’après Don Karlos, Infant von Spanien de Friedrich Schiller. Avec Jean-Pierre Furlan (Carlos), Karine Babajanyan (Elisabeth), Francesco Ellero d’Artegna (Philippe II), Dario Solari (Posa), Marianna Tarasova (Eboli), Jaco Huijpen (L’Inquisiteur). Photos : Annemei Augustijns. Orchestre symphonique et chœurs de l’Opéra de Flandre, direction Alexander Joel, mise en scène Peter Konwitschny, décors et costumes Johannes Leiacker, lumières Hans Toelstede, chef des chœurs Yannis Pouspourikas.

Derniers articles

CRITIQUE, opéra. STRASBOURG, Opéra national du Rhin, le 20 juin 2025. SONDHEIM : Sweeney Todd. S. Hendricks, N. Dessay… Barrie Kosky / Bassem Akiki

Après Un Violon sur le toit et West Side Story, Barrie Kosky s’illustre une nouvelle fois à Strasbourg dans...

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img