vendredi 9 mai 2025

Lille. Opéra de Lille, le 6 novembre 2012. Marc-Antoine Charpentier: Médée. Direction musicale, Emmanuelle Haïm (Concert d’Astrée). Mise en scène, Pierre Audi.

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Par notre envoyé spécial Sabino Pena Arcia

Marc-Antoine Charpentier (1636-1704), supposément le plus italien des compositeurs Français de la fin du XVIIe siècle, a dû attendre six ans après la mort de Lully pour pouvoir créer un opéra à l’Académie Royale. Ce fut une tragédie en musique, modèle du théâtre lyrique français crée par Lully, le plus français des Italiens. Si Charpentier ne dépasse pas véritablement le moule lullyste avec Médée (1693), il l’a exploité de façon très inspiré et hautement personnelle. D’autant qu’il bénéficie du livret de Thomas Corneille, lui-même inspiré d’Euripide.

La résurrection de l’opéra à l’automne 2012 est une nouvelle coproduction du Théâtre des Champs Élysées et de l’Opéra de Lille. Une première lilloise très anticipée, entre autres, quant une nuit de novembre 1700, lors d’une présentation de l’opéra alors récemment repris, la scène brûla provoquant la destruction des décors. Heureusement il n’y a plus rien à craindre dans le beau bâtiment du début du XXe siècle, rénové il y a quelques années, puisqu’il n’y a pas de feux d’artifice dans la mise en scène contemporaine et très visuelle de Pierre Audi avec son scénographe plasticien Jonathan Meese.

Il paraît que Jonathan Meese pensait à une Médée futuriste. Ses décors d’une économie délirante sont remplis d’objets divers (lingots d’or amovibles, croix de Malte, etc.) et ce qui a l’air d’être un concept pauvrement articulé ne donne malheureusement pas de cohésion à l’éclectisme quelque peu désuet du plateau. La mise en scène de Pierre Audi va dans le même sens, parfois confuse et maladroite.


Médée, je t’aime


Passions et sortilèges du tragique français

Mais parfois l’absurdité née d’une contemporainéité à tout craint rehausse l’étrangeté formelle de l’œuvre ainsi que celle du livret; il ne faut surtout pas oublier que Médée est une mère magicienne qui passe de la tristesse extrême à la folie délirante à cause de la perfidie de son amant Jason: elle finit par tuer un Roi, une Princesse, et même ses enfants dans une vendetta barbare … avant de s’envoler dans le char du dieu Soleil!

Les costumes de Jorge Jara sont également contemporains souvent bizarres, notamment en ce qui concerne les solistes, plus réussis pour les chœurs et les danseurs. Comme dans tout opéra baroque, il y a beaucoup de danse, et le chorégraphe Kim Brandstrup exige de l’agilité et de la souplesse même de la par des chanteurs. Sa chorégraphie est aussi contemporaine, d’une grande fluidité, le tout s’intégrant intelligemment à la fortuite bizarrerie de spectacle.

Le Concert d’Astrée, orchestre en résidence de l’Opéra de Lille sous la direction d’Emmanuelle Haïm, est vif et plein de brio. La richesse harmonique et chromatique de Charpentier, comme ses étranges et évocatrices couleurs orchestrales, sont parfaitement maîtrisés sous l’extraordinaire baguette de Haïm. Ainsi l’orchestre est coloré au prologue, savant mais léger aux deux premiers actes, troublé et agité comme Médée au troisième et quatrième, poignant au cinquième; son timbre est parfois étrange, parfois mystique, toujours passionné. Dans plusieurs morceaux d’ensemble (duos et trios), le mariage raffiné entre contrepoint instrumental et vocal donne place à une sonorité d’une édifiante beauté. De même pour le Chœur du Concert d’Astrée dirigé par Béatrice Malleret. Dès le début l’intégration du chœur à l’ensemble est remarquable comme sa pertinence dramatique très naturelle. Homo-rythmique et plein de vocalises italiennes rafraichissantes par des endroits, polytonal et glorieux par d’autres, souvent spirituel mais aussi moqueur et infernal; complètement illuminé.

La mezzo-soprano Canadienne Michèle Losier dans le rôle de Médée est sophistiquée et dramatique. Son rôle n’est pas facile, mais il s’agît du plus sincère ce qui implique une riche palette des sentiments à traiter. Elle le fait avec véracité et caractère. La voix projette avec facilité ; les vers les plus touchants et les plus choquants lui sont réservés; la chanteuse sait bien nuancer la complexité de son personnage enragé, surtout blessé avec pas beaucoup d’ornements mais toujours d’une belle efficacité. Le ténor suédois Anders Dahlin dans le rôle de Jason est loin d’être le héros voleur de la toison d’or mais il a une voix agile et fleurie avec un bon contrôle de la ligne mélodique et un sens très intéressant de l’harmonie. Seule bémol sa diction moyenne, que nous excusons grâce à l’élégance de sa prestation.

La soprano belge Sophie Karthäuser dans le rôle de Créüse a une très belle voix et une présence scénique sensuelle. Elle aussi passe d’un état un peu fragile à un trouble enragé, faisant rebondir la pièce malgré le manque de sincérité et de profondeur du personnage. Sa mort au dernier acte est un moment rare et pathétique, d’une douceur larmoyante sublime. Son père Créon est interprété par le baryton-basse Français Laurent Naouri à la voix sonore, roi de Corinthe, plus charmant que noble.

Stéphane Degout en Oronte, Prince d’Argos, est le personnage principal le plus sincère et le plus transparent. Grâce à sa diction irréprochable, à son sens aigu du théâtre, son personnage fut beaucoup plus qu’une victime naïve des mensonges. Sa belle voix puissante et onctueuse est vaste comme l’univers ; il nuance son expression selon les affects du texte; il est passionné et passionnant dans son désir de Créüse ; tourmenté et troublé devant la réalisation de l’inéluctable. S’il n’a pas la majesté émotionnelle de son Thésée dans l’Hippolyte et Aricie de Rameau de cette année (Palais Garnier), l’intensité de sa performance fait de lui une véritable étoile.

Plusieurs personnages secondaires sont aussi remarquables. La soprano Aurélia Legay (impressionnante Grande Prêtresse de Diane dans Hippolyte et Aricie) dans le rôle de Nérine, confidente de Médée, est sensible et ravissante. De même pou Cléone, confidente de Créüse, interprété par la soprano Élodie Kimmel et le bien chantant Benoît Arnould en Arcas, confident de Jason. La soprano britannique Katherine Watson chante un bel air en italien avec charme et dans son rôle de fantôme/vengeance s’impose sur scène avec une étrange grâce très efficace.

La musique de Marc-Antoine Charpentier a été longtemps oubliée et ignorée, exception faite de la marche en rondeau qui fait le prélude de son Te Deum en Ré majeur, morceau désormais cliché de l’Union européenne de radio-télévision et d’Eurovision (!). Heureusement le renouveau d’intérêt pour le baroque français poursuit son cours.
Nous pouvons toujours nous poser la question de savoir comment serait la musique lyrique française s’il n’y avait pas eu Lully? Qu’en serait-il de Charpentier? Qu’en serait-il de la chaleur italianisante de son lyrisme? De son sens de la déclamation précise et exceptionnelle? De son souci de l’écriture musicale? Bonne matière à la réflexion.

Autant de questions qui rejaillissent après l’écoute du spectacle et que dressent à l’esprit grâce à la tenue globale des interprètes. Médée: un jalon essentiel du théâtre français. Nous vous invitons à vous régaler de ce chef-d’œuvre du baroque gallois pour trouver peut-être des réponses, pour vous poser des questions et surtout pour l’énorme plaisir que procure cette révision du mythe de Médée, en l’occurrence plus humaine que surhumaine. A ne pas rater le samedi 10, le mardi 13 et le jeudi 15 novembre à 19h30 à l’Opéra de Lille!

A venir: notre entretien avec Stéphane Degout à propose de son incarnation du personnage d’Oronte.

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