Falvetti II
Fascinant Nabucco
En septembre 2012, deux ans après ce succès exceptionnel, chef et festival récidivent et nous proposent l’oratorio suivant du même Falvetti: Nabucco de 1683, qui plus est aussi présenté en ouverture du festival d’Ambronay 2012.
Le nouvel opus, produit en recréation mondiale, est à la hauteur des attentes suscitées; la partition confirme l’inspiration d’un compositeur très original, d’une véhémence dramatique peu commune, dont les traits percutants sont directement liés au contexte politique de la ville de Messine dont il était maître de chapelle de la Cathédrale.
Sous domination espagnole, les habitants de Messine résistent; ils ont payé très durement leur refus des Espagnols, subissant même l’une des répressions les plus terrifantes qui soient en Europe (les canons de la citadelle qui dominent la ville sont toujours tournés vers la cité!). Témoin de ces temps barbares, Falvetti avait déjà évoqué dans Il Diluvio, le sort d’une humanité perdue, puni par le jugement de Dieu; toutes ces âmes qui meurent dans l’ouvrage en un tableau saisissant où le compositeur fait entendre jusqu’aux plaintes des noyés submergés par les eaux du déluge, évoquent les épisodes de la répression commandée par Charles II. De sorte que l’oratorio de 1682 était un immense appel au pardon pour des individus qui ne le méritaient pas; comme acquis aux revendications des insurgés martyrisés, Falvetti favorise les figures de Noé et de son épouse Rad, formidables intercesseurs pour une humanité foudroyée par la toute puissance.
Dans Nabucco, l’action est plus tendue; les évocations moins allégoriques (sauf pour son début, dans ce prologue où les figures invitées: Orgueil et Idôlatrie flattent et excitent la vanité de Nabucco); c’est moins le pardon qui fait surface et structure toute l’architecture de l’oeuvre que le thème formidable et visionnaire de la résistance; même si l’oeuvre porte son nom, Nabucco est vite écarté car son profil incarne la faillite et l’échec du pouvoir et de la surpuissance. En un renversement stupéfiant, la figure du roi est ici écrasée par celle d’un trio de garçons, qui déterminés à mourir (Risolvo a morire) rejoignent l’extase irrésistible des grands martyrs chrétiens. La musique, le fil dramatique, l’enchaînement des airs se précipitent, tissant un tableau d’une rare fulgurance, où la science mélodique d’un Falvetti des plus raffinés nous offrent trois solos d’une langueur extatique, somme musicale de toute l’esthétique mystique du baroque italien du Seicento: présentés et stimulés par le prophète Daniel (le premier à oser critiquer la puissance de Nabucco), les trois garçons (Anania, Azaria, Misaele) s’embrasent chacun sur ce bûcher commandé par Nabucco; mais les morsures des flammes se font ivresse et extase d’une irrépressible élévation.
Pour chanter les 3 rôles, 3 sopranos au timbre finement caractérisé dont celui de l’ineffable et magnétique Mariana Flores (Azaria) fait couler les larmes: justesse de l’intonation, voix millimétrée et admirablement conduite jusque dans l’infime mezzavoce, science inouïe de l’articulation… tout chez la formidable cantatrice suscite l’enthousiasme; son air atteint même une perfection imprévue grâce à sa capacité à brûler le texte, son aisance gestuelle qui ressuscite les mystères et les drames primitifs; en donnant tout, ciselant un verbe fait poésie, Mariana Flores convoque les pythies visoinnaires, les martyrs hallucinées, les grandes amoureuses du Christ: son dernier air (La mia fede dal fuoco nasce… Ma foi naît du feu même…) est un sommet de la littérature mystique baroque; une autre réussite mémorable qui confirme la résurrection musicale de ce soir. Avec Falvetti, les auditeurs spectateurs peuvent mesurer l’invention propre au XVIIè et déjà, tout ce qui fondera l’effusion propre aux oratorios haendéliens: la hauteur morale associée à une sensualité souveraine.

Aux côtés de la diva électrique et saisissante, tous les chanteurs à quelques exceptions près sont de la même intensité: Nabucco orgueilleux et aussi humain par ses troubles et ses failles à peine masqués (délectable Fernando Guimaraes: le ténor retrouve la justesse stylistique qui a fait l’intérêt de son Noé dans Il Diluvio; Daniel imprécatoire,vrai roc moral (Alejandro Meerapfel); sans omettre les deux autres garçons: Anania et Misaele qui soulignent aussi deux autres chanteuses tout autant touchantes par leur sincérité vocale: Caroline Weynants et Magdalena Padilla Osvaldes.
En choisissant les mêmes chanteurs qui avaient porté et réalisé le superbe Diluvio, Leonardo Garcia Alarcon atteint une même cohérence pour Nabucco. Le chef galvanise ses troupes; choeurs engagés, éruptifs et acteurs; solistes capables pour certains de transcender et la beauté mélodiques des airs et le sens caché du livret; promoteur d’un orientalisme avéré en Sicile, Leonardo Garcia Alarcon choisit des instruments rares pour leurs couleurs particulières: aux côtés du percussioniste Keyvan Chemirani (déjà présent et avec quelle subtilité pour Il Diluvio), paraissent le timbre déchirant du duduk et du ney : c’est un chant intérieur bouleversant de dignité blessée qui surgit soudainement au moment où les trois garçons décident de mourir; la pertinence des options, la finesse des timbres associés (duduk et viole de gambe !) ajoutent à la saveur instrumentale du propos; c’est un tout autre climat qui se précise grâce à eux dans la dernière partie du Dialogo de Falvetti: celui du martyre de justes, touchés par la grâce; quant les trois garçons meurent dans les flammes, c’est toute la poétique chrétienne du sacrifice et de la foi qui intensifie soudainement le déroulement de l’action; autant de poésie, de pudeur, de métamorphoses finement articulées indiquent un chef d’oeuvre.
Falvetti II
L’innocence contre la tyrannie
Au cours d’une conférence préparatoire programmée avant le concert, les deux musicologues italiens acteurs de cette remarquable résurrection, Fabrizio Longo (qui est aussi violoniste dans l’orchestre de La Capella Mediterranea) et Nicolo Maccavino, précisent le contexte et expliquent en quoi l’oeuvre de Falvetti se double d’un message politique voire philosophique. La beauté et la sensualité de la partition n’empêchent pas un engagement d’une force rare et très subtile; toute la dramaturgie de l’oeuvre, ses choix expressifs, le raffinement pluriel de l’écriture suivent un plan parfaitement tenu où il est question de résistance. Contre la tyrannie d’un roi suffisant, face à la statue d’or qu’il a commandé (de fait, Charles II avait commandé sa statue à Messine en faissant fondre le métal des insurgés), Falvetti et son librettiste imaginent un simple trio déconcertant par leur sincérité: trois enfants dont l’innocence est un rempart victorieux. On est loin des volutes décoratives et aimables des partitions plus nombreuses; Falvetti associe le génie de son écriture à un texte porteur de sens. Voilà qui fait toute la différence et inscrit cette nouvelle résurrection parmi les meilleures surprises de ces dernières années. Le disque est annoncé au printemps 2013. Souhaitons à ce Nabucco surprenant le même succès que celui d’Il Diluvio. L’écriture de Falvetti, l’exigence poétique du livret, sa dramaturgie en résonance avec un fait d’actualité distinguent une oeuvre fascinante, à écouter d’urgence.

Ambronay. Abbatiale, le 14 septembre 2012. Michelangelo Falvetti: Nabucco, 1683. LIvret de Vincezo Giattini. Fernando Guimaraes (Nabucco), Alejandro Meerapfel (Daniele), Fabian Schofrin (Arioco); Caroline Weynants (Anania); Mariana Flores (Azaria); Magdalena Padilla Osvaldes (Misaele); Matteo Bellotto (Eufrate); Capucine Keller (Superbia); Keyvan Chemirani, percussions. Kasif Demiroz, ney. Juan Lopez de Ullibarri, duduk. Cappella Mediterranea. Choeur de chambre de Namur. Leonardo Garcia Alarcon, direction.