Théâtre visuel et acide
En abordant son premier Monteverdi, Jean-François Sivadier nous régale en nous offrant de très beaux tableaux qui tombent à pic dans le déroulement dramatique. Les vraies réussites de ce point de vue sont l’intrusion en plein conseil politique d’une Poppea lascive et conquérante, plus sensuelle encore qu’au duo du début, véritable … Phryné provoquant l’assemblée virile (tous choqués quittent le lieu de cette passion qui s’exhibe sans mesure, fin du I); ici règne non pas amour mais la force du désir souverain, possédant par ses vertiges érotiques, et l’âme de la sirène, et la raison de l’empereur trop passif…
Même esthétisme poignant pour le suicide de Seneca qui trouve face à la mort programmée, cette grandeur stoïque qu’il a si souvent défendu de son vivant: dans la maison du philosophe – sorte d’antre minéral traité comme un hypogée de calcaire-, le Mercure d’Amaury Lefèvre, coloré comme une statue de bronze y reste mémorable: agent funèbre tout en pétillante ivresse, agile, dansant, surtout voix admirablement colorée et timbrée, noble et facétieuse à la fois, dans une atmosphère aux reflets lumineux miroitants: une réussite totale, poétique, visuelle, vocale!
Les deux autres grands moments sont l’avant dernier duo de Néron et sa maîtresse, d’une lascivité à nouveau torrentielle au bord de la scène, et l’adieu à Rome d’Octavie, autre victime de Poppéa, après Seneca, Ottone et Drusilla: quand les deux coeurs fusionnent jusqu’à se dévorer, en fond de scène, l’impératrice déchue recoît simultanément la lettre de sa répudiation avant d’enchaîner sur sa tragique déploration (très convaincante et fine Ann Hallenberg). Les deux scènes se pénètrent et s’enchaînent avec beaucoup d’intelligence.
A partir d’une trame de départ, qui entremêle les épisodes tragiques, comiques, héroïques, sentimentaux, comme une fresque cinématographique-, la vision de Sivadier reprend des éléments déjà vus dans ses précédentes mises en scène, dont La Traviata à Aix, moins réussie à notre avis que cette Poppea d’un parfait cynisme progressif. On y retrouve la conception d’une équipe d’acteurs chanteurs en tenues contemporaines qui peu à peu s’approprient, à la façon d’un atelier pris sur le vif, le sujet de la pièce, costumes, situations, enjeux… L’ample scène du début se pare de voiles suspendus qui délimitent désormais les lieux de l’action. Les comédiens se transforment à vue (les deux gardes de Néron); à partir du Prologue, peu à peu les caractères se dessinent, les interactions entre les personnages se précisent… et la machine est lancée.
En homme de théâtre, Sivadier préserve toujours la lisibilité du sens général: Monteverdi n’a jamais composé un opéra plus barbare et cynique que Poppea: la peste décimant des miliers d’âmes à Venise où il s’était fixé depuis 1613, a marqué les esprits de l’époque; rien de plus fragile que la vie terrestre; rien de plus pathétique aussi que le théâtre politique; si vain est le pouvoir et si faible le coeur des hommes; en brossant le portrait d’un Néron soumis à son seul désir pour Poppée, qui n’hésite pas à tuer son maître en philosophie, Sénèque; et répudier son épouse en titre, Ottavia, le compositeur dénonce la faiblesse, la lâcheté, la perversité d’un coeur indigne, sans moral ni valeurs. La vision est sans illusions et sans espoir: d’un cynisme éloquent; la puissance de l’opéra est d’autant plus active que la sensualité qui anime Poppea et aimante Nerone, est musicalement irrésistible: Monteverdi n’a jamais écrit de duos amoureux aussi sulfureux, d’une vérité plus provocante. Rien n’égalent à ce titres l’ensemble des duos et des airs faisant l’apologie de l’amour triomphant.
Sublime érotique, barbarie cynique
A l’opposé de ce sublime érotique, fusionnant l’Empereur et sa nouvelle maîtresse, Monteverdi cultive avec son librettiste Busenello, un regard acerbe et désespéré sur le politique et le genre humain en général; empruntant à Tacite, la chronique de l’histoire romaine, les deux auteurs épinglent la clique politicienne: Néron, qui se fiche comme d’une guigne du peuple et du Sénat, est un jeune vicieux accro au sexe, d’une perversité rare; Poppée, l’icône de la séductrice manipulatrice, prête à tout pour être couronner impératrice (d’où le titre de l’ouvrage); Seneca, violemment critiqué par les gardes au I: aussi corrompu que les autres; la nourrice de Poppée, Arnalta, une plébeienne grasse et vulgaire, d’un parvenu assez pathétique; tout se résume ici à deux termes emblématiques (dignes de nos soap-opera télévisuels): sexe et pouvoir.
Sivadier souligne encore le sens profondément désespéré, amer, du cynisme glaçant de l’ouvrage en fin d’action, un comédien rappelle que personne n’échappe à son destin; tous, empereur ou impératrice du jour, finissent suicidés ou assassinés; si Néron ordonne la mort de Seneca, il n’échappe pas lui aussi à la mort honteuse, et pire encore, dans un accès de colère, relaté par Suétone, il tue en lui assénant des coups de pieds dans le ventre, sa si chère Poppée, de surcroît enceinte.
Inscrire dès lors la passion de Néron et Poppée, leur duo final, si suave, dans cette perspective terrifiante, ne fait que mieux souligner le mystère absolu de l’amour et surtout l’ombre du désir omnipotent qu’il est capable de susciter: c’était d’ailleurs toute la réussite de la mise en scène de Peter Mussbach à Aix, qui exprimait le trouble juvénile de Néron et Poppée, portraiturés en adolescents saisis chacun, comme submergés par la découverte d’une passion incontrôlable: leurs duos avaient de purs accents tendres et innocents. A Lille, le duo final ouvre la dernière scène sur du « purement humain » (selon les propres termes du metteur en scène): ni loi divine énoncée, ni deus ex machina, ni divertissement triomphal: rien que le mystère d’une attraction énigmatique, capable d’être pure comme terrifiante. L’exposition de cette ambivalence est excellemment démontrée.
Le regard de Jean-François Sivadier est globalement mordant, très proche en cela de la couleur acide du livret de Busenello (et qui fait de l’opéra, le chef d’oeuvre absolu de l’opéra vénitien de l’âge baroque, et une oeuvre maîtresse toujours aussi marquante). Une scène à ce titre est d’une vérité criante; quand Ottone, rival malheureux de Néron dans le coeur de Poppée, manipule la belle Drusilla, sincère et amoureuse, prête à tout pour le servir (excellente Amel Brahim-Djelloul): elle lui demande: « tu m’aimes?« , et lui de répondre: « je te veux ». Tout est dit dans cette simple réplique: le décalage des coeurs, la manipulation de l’un; la naïveté aveugle de l’autre.
Ne nous y trompons pas: l’opéra ne désigne pas ici le pouvoir souverain de l’amour (comme le Prologue pourrait nous le faire comprendre): c’est qu’il faut nuancer davantage les enjeux de l’ouvrage: il cible plutôt la fascination barbare et l’emprise destructrice que peut faire naître le désir sans raison. L’amour devient une arme de destruction cynique.
Et rien n’apaise en définitive cette chute des valeurs humaines: ni les duos amoureux des jeunes et tendres coeurs amoureux Damigella/Valetto (doubles plus innocents du couple Nerone/Poppea); ni les épisodes comiques de pur délire bouffon portés par les personnages « populaires » (Arnalta et sa « consoeur », nourrice d’Ottavie)… le déploiement scénique de Sivadier nous fait comprendre tout cela avec un réel sens de la narration (les pauses hors musique dont la scansion en fond de scène exprime la marche du temps, l’oeuvre du cynisme universel); l’homme de théâtre ajoute un comédien qui ne chante pas mais s’active tout au long de l’opéra: sculpteur portraitiste d’Ottavie, scrutateur au Conseil de Néron, ombre familière désormais quand Poppée s’endort en pensant à Néron… C’est un témoin silencieux de ce théâtre de l’horreur, et tout autant, une idée très juste.
En cohérence avec la vision acide de Sivadier, le Nerone de Max Emanuel Cencic s’avère surprenant: à peine reconnaissable sous son atroce perruque d’un blond décoloré à l’eau oxygénée (comme un surfeur des années 80), avec décollement des racines (!)… le contre-ténor convainc par son engagement scénique et stylistique, musicalement très abouti, en ado cruel et froid, soucieux de son seul plaisir, trouvant même des couleurs dans les aigus proches de la transe hystérique, éclairs vocaux parfaitement couverts, cris de jouissance à peine masqués (duo d’extase ici encore exhibitionniste et d’une violence presque obscène, de Néron avec le poète Lucain au II).
A ses côtés, Sonya Yoncheva, toute en courbes et sensualité incarne la plus pulpeuse des Poppée rêvées (quel chemin parcouru depuis sa « prise de rôle » lors de l’Académie baroque d’Ambronay 2010). Aux chanteurs déjà cités, saluons les tempéraments complémentaires qui se distinguent par leur aisance scénique et leur relief vocal: Ann Hallenberg nous l’avons dit (très juste en épouse répudiée, bientôt manipulatrice malheureuse); Mathias Vidal (toujours percutant, incisif, articulé) et Camille Poul, vrai tempérament dramatique, piquante et plus qu’impliquée, portée par l’intensité du verbe musical.
Dans la fosse, excellente continuiste au clavecin, Emmanuelle Haïm s’évertue à colorer et diversifier chaque climat émotionnel comme chaque situation dramatique: les idées de timbres ajoutés (avec percus), de variations chorégraphiques pleuvent sans pourtant caractériser une vision d’ensemble; il y manque tellement de cette pâte, de cet abandon, de ces vertiges qui ont fait les délices désormais légendaires de ses aînés, Christie, ou Garrido. Même en teintes chambristes soudainement en accord murmuré avec les seules voix sur les planches, la chef n’arrive jamais à atteindre cette épure énigmatique et suspendue qui faisait la réussite de la lecture de Gardiner. Pour autant si elle manque de profondeur, d’aigreur critique comme de langueur érotique, la direction sait réussir là où on l’attend justement: tous les airs de charges satiriques (quand paraissent entre autres les deux nourrices, celles de Poppea triomphante, celle d’Ottavia déchue: soit Arnalta et sa consoeur) ne manquent pas de truculence… parfois grossière. A ce titre, Emiliano Gonzalez Toro en Arnalta en fait carrément trop. Même l’Ottone, vocalement irréprochable de Tim Mead… nous laisse de glace, tellement le chanteur paraît étranger, lointain, rêveur, hors de toute passion réelle. Quoiqu’il en soit, la réalisation scénographique mérite absolument d’être vue. Et le couple impérial, Nérone/Poppea, écouté sans attendre.

Courrez applaudir à Lille, ce spectacle très réussi grâce à l’engagement
de certains chanteurs et la conception théâtrale d’ensemble : encore 5
dates à venir: les 14, 16, 18, 20, 22 mars 2012.
Toutes les informations et les modalités de réservations en ligne sur le site de l’Opéra de Lille.
Lille. opéra, le 12 mars 2012. Claudio Monteverdi: L’Incoronazione di Poppea, Le Couronnement de Poppée. Opéra en un prologue et trois actes de Claudio Monteverdi (1567-1643). Nouvelle production. Livret de Giovanni Francesco Busenello d’après Tacite. Créé en 1642 à Venise. Direction musicale: Emmanuelle Haïm. Mise en scène: Jean-François Sivadier. Assistante à la mise en scène: Véronique Timsit. Scénographie: Alexandre de Dardel. Lumières: Philippe Berthomé. Costumes: Virginie Gervaise. Chorégraphie: Johanne Saunier.
Avec Sonya Yoncheva, Poppea. Max Emmanuel Cencic, Nerone. Ann Hallenberg, Ottavia. Tim Mead, Ottone. Paul Whelan, Seneca. Amel Brahim-Djelloul, Drusilla. Rachid Ben Abdeslam, Nutrice / Famigliare di Seneca. Emiliano Gonzalez Toro, Arnalta. Anna Wall, Fortuna / Venere / Pallade. Khatouna Gadelia, Valetto / Virtu. Aimery Lefèvre, Mercurio / Console. Camille Poul, Damigella / Amore. Patrick Schramm Littore / Famigliare di Seneca /Console. Mathias Vidal, Lucano / soldato / tribuno / Famigliare di Seneca. Nicholas Mulroy, Liberto Capitano / soldato / tribuno. Rachid Zanouda, comédien. Le Concert d’Astrée.