lundi 12 mai 2025

Nantes. Théâtre Graslin, le 11 mars 2012. Gluck: Orphée et Eurydice (version Berlioz, 1859). Emmanuelle Bastet, mise en scène. Andreas Spering, direction.

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Dans une salle comble, les spectateurs du théâtre Graslin (cadre historiquement idéal pour cet Orphée de Gluck), retrouvent avec enthousiasme le travail d’Emmanuelle Bastet qui signe une nouvelle production plutôt très attendue. Pour autant, il ne s’agit pas de la version originelle de Gluck, mais de son adaptation par Hector Berlioz au XIXè (1859): une vision régénérée de l’oeuvre héritée des Lumières et qui dans l’esprit du Français, dépouillé de ses artifices (ballets, fin heureuse…) ressort plus dense, plus prenante et psychologiquement captivante même, grâce entre autres au personnage d’Orphée pour lequel la diva vedette en France, Pauline Viardot avait offert alors, tout son immense talent, de tragédienne comme de chanteuse.


Orphée régénéré

De fait, le personnage mythologique aura connu depuis Gluck et sa première version -viennoise en 1762-, trois tessitures différentes: castrat pour la création, ténor pour Paris, enfin mezzo ample et vertigineux pour Berlioz.
Sur les traces du Romantique, Emmanuelle Bastet s’approprie sans la dénaturer l’oeuvre de Gluck dans sa parure berliozienne. Elle en souligne avec une finesse superlative la force dramatique, la violence émotionnelle aussi, tout en intégrant des tableaux idéalement justes qui en approfondissant l’expérience douloureuse d’Orphée, nous rend plus proche sa traversée personnelle, marquée par le deuil, surtout… l’impuissance à s’en défaire définitivement. Tout le spectacle est centré sur le héros dépossédé, esseulé, impuissant. La figure tragique gagne ici un relief intimiste particulièrement affûté et la succession des épisodes des vivants aux morts, se fait traversée fièvreuse parfois expressionniste, qui nous fait plonger dans l’âme délirante d’un Orphée surtout humanisé.


Nocturne délirant

Tout de blanc vêtu, accompagné par Amour dont Emmanuelle Bastet fait le double du héros, Orphée revit sur la scène tous ces moments heureux d’un amour à jamais perdu dont l’absence absolue crée ce vide criant, douloureux, insupportable. Le tableau idyllique qui revient à deux reprises pendant les Champs Elysées (III), où l’on voit deux enfants d’une grâce infinie, rappelle cet état d’innocence dont chacun fait son deuil tôt ou tard, avec sagesse ou déchirement selon sa sensibilité. Sont-ce effectivement Orphée et Eurydice enfants, encore préservés de toute atteinte psychique? La vision bouleverse car elle est juste.
C’est apporter au personnage central, à sa destruction mentale progressive, face à la perte de l’aîmée (à deux reprises) une épaisseur saisissante. Le convenu, et la langue de Gluck si prévisible dans ses tableaux dramatiques édifiants, malgré la génie de sa musique, sont définitivement écartés. Tel n’est pas le moindre apport d’Emmanuelle Bastet d’avoir réussi à transformer le mythe d’Orphée en… drame moderne. Sans détails inutiles, sans décoratif pompeux et solennel, la mise en scène tend à une épure dont l’économie esthétisante (comme pour son Lucio Silla ici même en mars 2010) sait faire la place à l’expression simple et claire des sentiments.
De fait, débarrassé de ces ballets, et des nombreuses conventions originelles, la partition gagne une puissance édifiante. Dès la première scène, le spectateur est happé par le destin solitaire du jeune homme: on s’interroge continûment sur la progression de cette traversée infernale, course à l’abîme où au final l’action qui compte est moins celle que l’on voit, que celle intérieure qui habite l’esprit d’Orphée: après la scène des funérailles au I, Orphée, accomplit-il réellement tout ce qui est représenté? Rêve-t-il? En un retour sur image, comme si brusquement toute l’action se repliait, la fin alors n’en est que plus de déchirante.
Comme toujours la conception présentée par Angers Nantes Opéra et dans les choix de son directeur, Jean-Paul Davois, suit une ligne artistique des plus cohérentes; l’opéra est d’abord une question théâtrale: cette nouvelle production en apporte une éloquente preuve. Le jeu des acteurs, la puissance des tableaux, la beauté visuelle de la réalisation montrent combien quand la mise en scène respecte le sens de chaque situation, et parfois en sublime visuellement les données poétiques, tout est réussi. Comme ici.


L’absolu de l’amour: aimer, c’est souffrir

Le choeur des Champs-Elysées dont la metteure en scène fait un automne oriental, abordant toute la palette des tons chauds et ocrés, du rouge terre au corail le plus lumineux, rappelle intelligemment combien Orphée au sommet de sa peine, ne saurait se satisfaire d’une vie sans amour, sans sentiment… sans déchirement: de fait, toutes les ombres heureuses n’ont pas d’yeux (insensibles à toute passion, leur vie languissante en est-elle effectivement plus enviable?).
De ce précepte, Emmanuelle Bastet prend acte. Sans passion partagée, il n’est pas de vie acceptable et quand revient à la fin, le premier tableau lacrymal des funérailles d’Eurydice, l’idée que rien ne peut apaiser la souffrance d’un amour perdu, sinon l’effondrement dans la mort, paraît d’emblée très juste. Vivre, ou précisément aimer, c’est… irrémédiablement souffir.
Avant Tristan, Orphée incarne cet absolu de l’amour; aucune union n’est possible et durable sur cette terre et les vrais amants ne peuvent se retrouver que … dans la mort; Il est logique que Berlioz, ce grand romantique, se passionne autant pour le théâtre de Gluck, son efficacité sublime, son souffle tragique, que pour le sujet, allant même ce qui se passe donc sur cette scène, jusqu’à couper le trio originel, celui de la fin heureuse. Il en résulte ce nocturne étouffant (dans une boîte à peine ouverte), succession d’ombres jamais vaincues où seule, échappée plus onirique et colorée, se distingue le tableau des Champs Elysées.
Dans ce huit-clos qui fouille l’introspection, la scénographie imagine encore, quand Eurydice revenue à la vie, reproche à Orphée son apparente froideur, un sol éclairé, lueurs souterraines qui ciblent, comme de l’intérieur, en plongée, l’âme des deux amants déchirés et impuissants, leur agitation et contre toute attente, malgré leurs retrouvailles, leur souffrance indicible. Le travail scénographique rend visible les vertiges de la psyché: formidable révélation qui éclaire d’une toute autre façon la structure dramatique de la partition de Gluck.

La mise en scène d’Emmanuelle Bastet renforce l’arche tragique tout en ciblant au plus juste la vérité de chaque personnage; visiblement intéressée par les forces silencieuses, celles qui portent la vérité des êtres, son approche rend manifeste, les mouvements de la psyché; tout ce qui n’est pas représenté… mais qui affleure si souvent dans la musique.
Donc ici la traversée d’Orphée ne se réalise pas par un changement de décors ou une machinerie aux effets visibles; c’est plutôt une succession de tableaux dont le fini esthétique doit beaucoup au scénographe Tim Northam (également responsable des costumes): le paradis factice et enivrant des Champs Elysées est convaincant; mais l’apport des lumières est tout autant profitable. Parfaitement réglées, un jeu d’ombres et coups de projecteur produisent toute la force du tableau des Enfers, quand Orphée doit séduire et apaiser spectres et furies, qui traversent la scène et lui font obstacle: ici, les choristes démontrent un talent exemplaire dans la caractérisation vocale, le jeu collectif et individuel, la justesse du style (du choeur d’imploration devant le corps sans vie d’Eurydice à la douleur des âmes errantes aux portes des Enfers, jusqu’à l’abandon des élus enivrés des Champs Elysées). Saluons ce souci de précision, d’articulation aussi, de crédibilité scénique, défendu par la chef des choeurs d’Angers Nantes Opéra, Sandrine Abello.


Juvénilité conquérante

Le plateau vocal est l’autre argument de la nouvelle production d’Angers Nantes Opéra. Le trio de solistes réunit les jeunes talents de la scène lyrique: d’une belle ardeur juvénile, engagée vocalement, perfectible sur le plan de l’articulation sauf l’Eurydice d’Hélène Guilmette au chant timbrée, claire et idéalement projeté; Sophie Junker fait un Amour fraternel et tendrement protecteur, souvent touchant; palmes pour la nantaise, Julie Robard-Gendre, mezzo onctueux, d’une couleur splendide, affrontant sans sourciller ni faiblir le redoutable air écrit pour Pauline Viardot à la fin du I: le feu conquérant d’un Orphée appelé à retrouver celle qu’il aime, s’embrase avec une implication admirable. Et le fameux « j’ai perdu mon Eurydice », chant d’un amant détruit (après avoir perdu pour la deuxième fois son aîmée) trouve des nuances doloristes amples et des phrasés raffinés à rendre jalouse les plus grandes tragédiennes. S’il n’était parfois une articulation imprécise qui semble manger le texte, la mezzo approcherait souvent l’excellence; c’est une reconnaissance pour celle dont le rôle est un défi qui vient au bon moment, de surcroît dans sa ville natale. Bravo à Angers Nantes Opéra de lui offrir ce premier accomplissement.

Habitué des lectures historiquement informées et le plus souvent sur instruments d’époque, le chef Andreas Spering fait littéralement des prouesses à la tête d’un orchestre dont ce n’est ni le style ni le répertoire familier. Dès l’ouverture, l’ardeur et la précision, s’imposent; ils emportent les musiciens dans le tableau des Enfers, trouvant les justes couleurs spectrales et lugubres requises; l’innocence et l’ivresse enchantée des Champs Elysées paraissent également sur scène grâce à la direction d’un chef soucieux autant d’articulation que d’intonation. Les instrumentistes ont dû beaucoup gagné dans cette production à maints titres passionnante.

Encore 3 dates pour applaudir Orphée et Eurydice de Gluck présenté par Angers Nantes Opéra… Les 18, 20 et 22 mars 2012, au Grand Théâtre d’Angers. Julie Robar-Gendre (Orphée), Hélène Guilmette (Eurydice), Sophie Junker (Amour). Orchestre national des Pays de La Loire. Choeur d’Angers Nantes Opéra (Sandrine Abello, direction). Andreas Spering, direction.

grand reportage vidéo


Classiquenews
accompagne l’élaboration de la nouvelle production d’Orphée et Eurydice
présentée à partir du 2 mars par Angers Nantes Opéra
. Dans ce
premier volet, découverte et fabrication des costumes (lignes, couleurs
des costumes pour l’acte III, les champs-élysées… sources
d’inspiration, style, essayage), première installation de la machinerie,
vision d’Orphée… entretien avec Emmanuelle Bastet, mise en scène; Tim
Northam, scénographie et costumes; Jean-Paul Davois, directeur général
d’Angers Nantes Opéra. Gluck: Orphée et Eurydice à Angers Nantes Opéra, du 2 au 22 mars 2012. Voir notre reportage vidéo complet 1
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