dimanche 29 juin 2025

CRITIQUE,opéra. COLOGNE, Opéra, le 27 juin 2025. Philippe MANOURY : Die letzten Tage der Menschheit / Les Derniers jours de l’humanité (création mondiale).

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Le nouvel opéra de Philippe Manoury en création à l’Opéra de Cologne est une réussite absolue. Le déploiement d’effectifs impressionnants paraît d’autant plus pertinent que  la parure orchestrale scintille et interroge dans une spatialité reconsidérée, que le sujet central croise notre actualité la plus brûlante… L’humanité n’est-elle condamnée qu’à perpétuer la guerre et l’esprit de haine, c’est à dire à signer sa propre destruction ? L’apocalypse atomique est-elle inéluctable et proche?

 

Toutes les photos  : ©  Sandra Then

 

 

 

 

La paix est plus dure à défendre que la guerre. Le constat est sans appel ; et ce n’est pas l’actualité qui le démentira [les B2 américains récemment exposés suite au bombardement en Iran le 13 juin dernier, figurent même dans le catalogue visuel des projections vidéos en continu] ; cet ordre des armes et de la guerre totale est clairement épinglé par Philippe Manoury qui prend appui sur un texte puissant pour offrir une résonance singulière à son propos.

 

En prenant pour point de départ, la pièce électrique de Karl Kraus ( » Die letzten Tage der Menschheit / Les Derniers jours de l’humanité  » rédigée entre 1915 et 1917), témoin aigu de la première guerre mondiale,- comme l’est en peinture l’incontournable et lui aussi visionnaire Otto Dix-, Philippe Manoury échafaude un opéra spectaculaire qui mêle théâtre, chant, dispositif vidéo… Soit un objet éclectique dont la démesure [et le très grand raffinement musical] servent au plus près et avec une efficacité saisissante, son sujet pacifiste et humaniste.

 

 

la musique commente, dénonce…
en un rare souffle cathartique

L’opéra comme laboratoire formel et engagé se déploie ainsi à l’Opéra de Cologne avec tous les moyens nécessaires, à tel point que peu de scènes européennes pourraient actuellement accueillir la performance tant le plateau doit être étendu en largeur comme en profondeur, devant contenir : les 3 groupes instrumentaux, le jeu scénique au devant, les déplacements des chœurs et des acteurs en fond de scène, sans omettre les multiples écrans qui descendent et remontent, et ceux fixes, à cour et à jardin, sans oublier tout autant la réalisation vidéo en direct qui met en avant l’intervention des deux acteurs, à la fois commentateurs et témoins de l’action, et qui produisent souvent les images centrales ; ni la nouvelle disposition qui déplace les chœurs et une partie des pupitres des cuivres et des bois, à la fin de la partie I [chœur enveloppant final, situé derrière les derniers rangs de spectateurs], surtout dans la partie II [cuivres et bois].

Tout cela exige une ouverture de scène exceptionnelle. Et un espace qui se plie à de tels déplacements. Et cette ampleur visuelle et scénique répond exactement à l’essence même du texte de Kraus, celui d’un observateur aiguisé qui détaille les enjeux, cible ce qui relie étroitement chaque individu à la violence, et le groupe à la guerre. C’est pourquoi il est question moins de personnages dont on suivrait la psychologie que de tableaux collectifs, de confrontations à deux, de situations qui toutes dénoncent la folie humaine… chaque figure étant soit fascinée soit emportée par le cycle destructeur.

Philipe Manoury suit surtout le texte de Kraus dans la première partie : plus narrative et dénonciatrice, historique même, évoquant la Vienne à l’époque de Kraus [les scènes chantées évoquent l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand (le 28 juin 1914), l’enrôlement des soldats, l’inquiétude des familles, le traumatisme des troupes sur le front de guerre et la réalité sanglante du conflit à travers les gueules cassées et tous les corps meurtris, martyrisés, à l’agonie, sur leur lit d’hôpital ; la seconde partie est davantage proche d’un oratorio, mettant en avant le chœur, prenant une distance allégorique et critique vis à vis du sujet.

Musicalement la partition est somptueuse et traitée comme un vaste playdoyer d’une rare cohérence. C’est la musique qui commente incidemment, qui souligne, dénonce avec un rare souffle cathartique. La réussite de la partition est de rester continument chambriste et filigranée malgré l’échelle et la démesure de son format.
Orfèvre des étagements et des nappes sonores, Philippe Manoury joue avec les plans de perception ; son écriture élargit les champs musicaux, créant comme un vortex sonore dont l’étendue semble infinie. Le compositeur démontre sa [très] grande culture musicale [en particulier opératique] : de nombreuses formes connues y sont représentées et le compositeur ajoute, aux côtés des chanteurs, un couple d’acteurs dont le texte rappelle celui de Kraus ; les nombreuses séquences en dialogues parlés rétablissent la place du théâtre pur au sein de la performance.

Rien à dire sur le choix des solistes, en particulier les chanteurs qui composent en partie la troupe de l’Opéra de Cologne, dans les tableaux collectifs, les duos, les séquences d’un rare cynisme [la journaliste fascinée par la musique d’une bombe qui explose entre autres]…
L’inventivité commande du début à la fin une partition qui reste audible par ses nuances et ses équilibres sonores : les 3 orchestres accompagnent, enveloppent littéralement les voix sans jamais les couvrir avec une richesses de timbres et de couleurs qui révèlent un métier rare de la dramaturgie comme de l’orchestration ; à jardin, les altos, violoncelle et harpes ; au centre, face au chef, les violons et les bois ; à cour, les cuivres et les percussions… Et selon le sens des situations et des séquences, un petit groupe de cuivres qui déambule, avec caisse clair et roulements de tambour pour évoquer entre autres la violence traumatique du front de guerre…

 

 

Apocalyptique et onirique,
le nouvel opéra expérimental
de Philippe Manoury est une réussite absolue

 

 

Le dialogue et les combinaisons millimétrées entre sons acoustiques et leurs doubles (leurs prolongements ou leurs échos) retravaillés par l’électronique, produisent des textures et une palette de timbres et d’effets, littéralement envoûtants. Le goût du timbre, l’association des instruments, ces lignes continûment déroulées, superposées, créent des étagements dans un espace sonore tout à fait singulier dont les réseaux sont en écho direct avec le texte fleuve de Kraus.

L’électronique est plus développée encore dans la seconde partie qui ne raconte plus mais dénonce et exhorte à l’action face à L’APOCALYPSE que s’annonce.
À chacune de ses interventions solistes, Anne Sofie von Otter (Angelus Novus ) est éblouissante ; elle est accompagnée par le cor anglais [hommage citation au drame de Wagner et son fameux solo du prélude du 3 ème acte de Tristan und Isolde? ] ; c’est la seule individualité qui s’épaissit au fur et à mesure de l’action, se révélant progressivement bouleversante : sa 3ème apparition est une plainte, un lamento développée qui expose la douceur grave et ronde de son médium intact. La pythie visionnaire surplombe alors le public, perchée sur un vaste portique roulant. Philippe Manoury renoue avec le souffle épique du Berlioz des Troyens, réservant alors à cette Cassandre un superbe rôle, certes allégorique, mais aux imprécations bouleversantes, condensé d’humanité impuissante et endeuillée.

Cathartique, apocalyptique [au sens strict de révélation], le spectacle ainsi réalisé demeure saisissant, dans la continuité de son déroulement magnifiquement structuré ; comme on a dit : de la narrativité active de la première partie à l’allégorisme de la seconde où le chœur impressionnant, pilier central de la performance, prend à témoin les spectateurs sur l’urgence à mesurer ce qui est en jeu : les derniers jours de l’humanité. Rares les théâtres qui osent et sont capables de produire un théâtre aussi inclassable au carrefour des disciplines. Comme précurseur et à l’avant garde, l’Opéra de Cologne ouvre un nouveau chapitre de l’écriture opératique tout en demeurant fidèle à ses fondamentaux : déchaînement des passions, chant lyrique et raffinement orchestral qui plus est, au service d’un sujet majeur qui dérange plus qu’il ne nous divertit. Qui questionne et dénonce avec force et poésie. Magistral.

 

 

distribution

Angelus Novus : Anne Sofie von Otter
Sopran A : Emily Hindrichs
Sopran B : Tamara Bounazou
Sopran C : Constanze Rottler
Sopran D : Simge Çiftci
Mezzosopran A : Johanna Thomsen
Mezzosopran B : Christina Daletska
Mezzosopran C : Barbara Ochs
Tenor A : Dmitry Ivanchey
Tenor B : John Heuzenroeder
Tenor C : Armando Elizondo
Bariton A : KS Miljenko Turk
Bariton B / Bass : Lucas Singer
Schauspieler : Sebastian Blomberg
Schauspielerin : Patrycia Ziolkowska

Chor der Oper Köln
Gürzenich-Orchester Köln

Musikalische Leitung / direction musicale : Peter Rundel
Inszenierung / mise en scène : Nicolas Stemann
Klangregie & Live-Elektronik : IRCAM

 

4 représentations à venir

Encore 4 autres représentations à l’affiche de l’Opéra de Cologne / StaatenHaus Saal : les 29 juin (16h), 4, 6 et 9 juillet (18h) – PLUS D’INFOS sur le site de l’Opéra de Cologne / KÖLN OPER : https://www.oper.koeln/de/produktionen/die-letzten-tage-der-menschheit/1018

 

 

 

 

 

LIRE aussi notre présentation annonce de Die letzten Tage der Menschheit / Les Derniers jours de l’humanité, le nouvel opéra de Philippe Manoury, en création à l’Opéra de Cologne : https://www.classiquenews.com/wp-admin/post.php?post=77337&action=edit
Cinq actes (un pour chacune des cinq années de la Première Guerre mondiale) avec un prologue et un épilogue, portent ainsi le texte comptant plus de 700 pages ; le texte fleuve est parfois décrit comme mégalomaniaque et dans son adaptation pour le cadre opératique, permet de reconsidérer les limites du théâtre. Voilà une nouvelle production particulièrement attendue qui dans son déploiement annoncé, envisage de nouvelles formes et possibilités pour le genre opéra..

 

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