Autant le dire d’emblée : la vedette est ici l’orchestre qui sous la direction millimétrée et si poétique du chef russe, envoûte littéralement, osant des couleurs et des pianis jamais écoutés jusque là, dévoilant dans la partition tous les joyaux qui font de La Dame de Pique (1890) le plus bel opéra de Tchaïkovski.
En orfèvre, le maestro Jurowski (Dmitri, ne pas confondre avec Vladimir, son frère également chef d’orchestre, qui en 1999 créait la production) construit le flux orchestral telle une lave symphonique ininterrompue, révélant ce qui relie Tchaikovski à Wagner, à Mozart, et même Bizet …. On goute et se délecte des bois et des cuivres enchanteurs…, d’un chatoiement de timbres admirablement serti. L’orchestre de l’Opéra n’avait pas sonné avec une telle élégance nuancée: superbes crépitements lumineux, si mozartiens, accompagnant la mascarade très ancien régime qui clôt la première partie (Tchaïkovski ne cache pas son admiration pour l’auteur des Nozze di Figaro et du personnage de Cherubino…). Du début à la fin, la soirée captive par un fini symphonique d’une exceptionnelle tenue…
Dmitri Jurowski, fin Tchaïkovskien
C’est un miel à la fois coulant et caressant d’accents surtout chambristes dont Dmitri Jurowski excelle à exprimer la fine texture orchestrale d’un raffinement rarement aussi audible. Le maestro éclaire tout autant et magnifiquement les teintes fantastiques voire surnaturelles de la partition en particulier dans le tableau des appartements de la vieille Comtesse quand Hermann s’introduit dans sa chambre… La fièvre et le délire, la folie qui s’empare du héros, prennent corps peu à peu; l’arche dramatique gagne en clarté: de l’innocence perdue (choeurs des enfants au I) au basculement progressif où Hermann perd tout: le coeur de Lisa, le secret de la Comtesse, sa victoire supposée aux cartes… et évidemment toute raison. D’ailleurs, le parti pris de Lev Dodin établit l’action dans un asile psychiatrique; la scénographie reconstruit comme un flashback, les étapes de la tragédie d’Hermann qui l’ont conduit du jeu à sa cellule d’aliéné.
Piotr et son frère Modest relisent Pouchkine tout en modifiant le profil des personnages. Les liens passionnels qui les aimantent ou les écartent, se lisent avec une transparence nouvelle grâce à la seule direction du chef, superbe de style, de contrôle, de poésie. Les deux figures de l’opéra n’en ont que plus d’intensité: ce sont deux portraits amers, défaits par la vie, que la musique là aussi analyse avec une subtilité manifeste. Saluons en cela l’exceptionnelle maestrià du moscovite Dmitri Jurowski (né en 1979).
L’arrogance desséchée de la Comtesse, âme seule et fantômatique qui appartient au passé et semble venir d’outre tombe; les visions d’Hermann, sa descente aux enfers, son obsession maladive : 2 forces opposées qui finalement se rencontrent à la deuxième partie dans un embrasement de tout l’orchestre.
En plus d’un souci constant de l’équilibre des pupitres, le chef dirige les choeurs (superbes) dans le sens d’une atténuation proche du texte et toujours en parfaite harmonie avec les solistes et l’orchestre: aucun doute, le jeune Dmitri, dernier d’une dynastie de musiciens maestros, gagne ici ses galons: sa compréhension intuitive et naturelle du drame tchaikovskien est admirable.
Et les voix? D’une façon générale, saluons l’homogénéité du plateau vocal. Plusieurs voix, amples et articulées s’imposent: celle de Varduhi Abrahamyan qui fait une somptueuse Paulina dans sa chanson seule, avec Lisa au I; exceptionnel aussi, le prince Eletski de Ludovic Tézier dont le contrôle, le style, la couleur restent exemplaires (en particulier dans son fameux air du II); même le Tomski d’Evgeny Nikitin (chanson des jolies filles au III), impose un aplomb chantant brillant et naturel; Pour Lisa, les choses sont moins évidentes… après la transe vocale et les brulures qu’a su insuffler une Karita Mattila ici même et dans la même production, Olga Guryakova, plus mezzo que soprano, n’atteint pas le naturel prosodique d’Hermannn… Le médium est riche, c’est indiscutable mais les aigus sont pincés et bien limités. A aucun moment hélas, la jeune aristocrate qui a choisi de suivre le joueur dans sa course fatale, alors qu’elle est fiancée au prince Eletski, ne s’embrase ni n’atteint ces vertiges émotionnels qu’une Mattila avait su autrement projeter…
Même petite déception pour la Comtesse de Larissa Diadkova qui dévoile l’âme brulante d’une femme qui a vieillie trop tôt sans connaitre l’amour véritable (un gouffre de frustration); si la cantatrice déploie une voix chaude et ample, les limites paraissent rapidement malheureusement. Dans la scène où la Vénus moscovite évoque non sans nostalgie amère, les fantômes de Versailles, sa chanson où Tchaikovski fait référence à l’ancien régime en recyclant un ait de Grétry (Richard Coeur de lion) perd le fil, manquant de couleur comme de souffle… Serions nous trop exigeants? Il s’agit pourtant dans l’opéra de Tchaïkovski, de deux rôles féminins parmi les plus complexes et les plus riches du répertoire lyrique russe (cf. les cantatrices légendaires telles Ewa Podles ou Régine Crespin, … Comtesses inoubliables).
Vladimir Galouzine au sommet
Solide et sans les excès véristes habituellement de mise, Vladimir Galouzine retrouve la scène parisienne dans le rôle de sa carrière; son Hermann touche sans interruption malgré une direction d’acteur qui tourne parfois en rond (on a bien compris que le spectacle figurait les visions du jeune homme devenu fou et qui depuis son lit d’hôpital se remémore tous les épisodes de sa chute); ce que le ténor russe réalise sur scène tient du miracle vocal; son chant implore, s’embrase, exulte sans jamais perdre la couleur du timbre ni le relief du verbe.
D’ailleurs, face à un tel travail sur la subtilité chez le ténor comme dans la fosse, le transfert de l’action dans un asile produit des images presque trop … triviales ; un écart qui pourrait être malheureux tant chez Tchaïkovski prime la pudeur et l’élégance.
A part nos infimes réserves, la reprise s’impose d’elle-même, de surcroît avec un tel chef et une distribution masculine, aussi époustouflante.
Il reste encore 6 dates (incontournables): les 23, 26, 29 et 31 janvier 2012, puis 3 et 6 février 2012.
Paris. Opéra Bastille, le 19 janvier 2012. Tchaïkovski: La Dame de Pique (1890). Lev Dodin, mise en scène (reprise). Dmitri Jurowski, direction
