Le 2ème opéra de Kaija Saariaho, créé à l’Opéra de Paris en 2006 : Adriana Mater est l’un des plus fascinants et des plus convaincants de la compositrice finlandaise ; le plus développé (et par son sujet, le plus perturbant) parmi les 6 ouvrages lyriques transmis. L’écriture orchestrale expressive, subtile, raffinée sait exprimer la violence et les enjeux de chaque séquence, fouillant la psyché des 4 protagonistes. Réalisé en juin 2023, l’enregistrement, première mondiale au disque, réalisé en Californie (San Francisco) permet avec le recul, 19 ans après la première parisienne (2006), de mesurer la beauté noire, la justesse déchirante de cet opéra des ténèbres, où perce enfin, l’éclair salvateur de la fin. Esa-Pekak Salonen livrait le plus bel hommage à sa consoeur, décédée quelques jours avant les premières sessions d’enregistrement.
SOMPTUEUSE PARURE ORCHESTRALE… Certes le livret d’Amin Maalouf, chaotique, décousu, alambiqué autant qu’est sauvage et brut son sujet, pose problème ; en cela la précédente collaboration de l’écrivain et de la compositrice (L’Amour de loin, Salzbourg, 2000) était plus réussie; mieux cohérente ; dans Adriana mater, la musique se montre à la hauteur et rétablit ce flux naturel âpre et tragique, suivant avec habileté et même efficacité les méandres philosophiques d’un texte littéraire qui à l’origine ne devait pas être livret d’opéra. Ainsi l’opéra transcende les faiblesses de départ (et l’adaptation que Maalouf a pourtant fait de son propre texte pour en déduire un livret).
L’intérêt d’Adriana mater demeure l’écriture musicale et la construction compositionnelle et dramatique conçue par Kaija Saariaho : la texture harmonique plutôt riche et dense de la partition ; la caractérisation surtout dramatique des situations (prélude instrumental onirique et sombre du 3è tableau de l’acte II, préludant à la confrontation de Yonas avec son père…) ; toujours très intérieure et introspective, la musique de la Finlandaise s’inscrit dans une esthétique psychologique et profonde, tout en veillant à insuffler à l’action et la passion des protagonistes, une épaisseur universelle voire archétypale (à travers leur propre trajectoire).
Adriana mater,
un opéra des ténèbres
Dans le corps et l’âme violés d’Adriana, hurle une question vertigineuse. Quelle réponse à la fatalité criminelle, au viol et au meurtre psychique ? A travers le chant du fils Yonas, né du viol de sa mère par l’infect Tsargo (sombre et hiératique Christopher Purves), la question de la vengeance ou du pardon se pose dans un trouble qui est lié à l’indétermination d’une réponse correcte : la victime, mère malgré elle (Adriana) peut-elle guérir de l’acte odieux dont elle porte la souillure ? Son enfant doit-il être le bras de la punition ? Le fils doit-il lui aussi payer sa part dans cet enfermement tragique ?
A l’inverse, le pardon et « l’oubli » peuvent-ils s’inscrire comme une alternative salutaire ? D’autant que le violeur dans le déroulement d’Adriana mater, est devenu un être aveugle et détruit ; une épave que le destin a bien abîmé voire puni à sa façon.
Même si elle avoue avoir pensé pendant la genèse de l’opéra, à ses sensations de mère, Kaija Saariaho impressionne par une écriture percutante aux scintillements hallucinés. Mystérieuse parfois parfaitement étrange, l’écriture musicale traverse des paysages orchestraux d’une beauté souvent extatique. Malgré la barbarie du sujet, qui dévoile l’horreur humaine, la compositrice ne semble jamais perdre son espérance dans l’humanité.
Tout autant Saariaho échafaude une machine cynique et infernale qui cède peu de place au lyrisme, bien que l’on comprend que c’est l’acte et la pensée du fils Yonas qui en épargnant finalement le père violeur, délivre cette famille, du cycle cauchemardesque. Toute la scène finale (ambitieuse et captivante de plus de 30 mn) exprime le regret de chacun, les relents d’une amertume enfouie, permamente, jamais acceptée ; elle prolonge et résoud d’une certaine manière, la charge émotionnelle qui s’est accumulée depuis son début.
La compositrice disparue en juin 2023, nous lègue cet enregistrement, réalisé en… juin 2023 (quelques jours après son décès), à San Francisco piloté par son compatriote, le chef Esa-Pekka Salonen : la direction sait être fine, précise, détaillée et suggestive, produisant cette texture émotionnelle constamment mouvante dans laquelle semblent être ballotées et se perdre les psychés éprouvées : la mère inconsolable et détruite, véritable volcan éruptif vocal (remarquable Fleur Barron dont le français reste d’un bout à l’autre parfaitement intelligible) ; le fils (non moins vif et percutant Nicholas Phan) qui veut savoir qui est son père et ne cesse de questionner sa mère ; en cela le premier tableau de l’acte III (« Aveux »), est le plus abouti : immersion musicale dans un enfer de sentiments, une apocalypse psychique qui fouille les moindres replis des âmes tourmentées… grâce à une orchestration particulièrement active et scintillante. Les instrumentistes du San Francisco Symphony (associé au coeur) réalisent comme une nuée murmurée, hyperactive qui ne cesse de faire jaillir les pensées les plus ténues comme les plus hallucinées. Ce point trouve son acmé dans la tableau final, qui isolant chacun des 4 protagonistes, est conçu comme un oratorio psychologique (« j’aurai dû »)… En cela le dernier lamento d’Adriana qui conclut la partition est bouleversant : son chant accordé à l’orchestre retrouve la pleine conscience d’une humanité préservée, qui répare.
L’orchestre produit un océan tourmenté qui emporte chaque héros, en exprime les sentiments ultimes, ainsi la violence dans la confrontation entre Yonas et sa tante, la sœur d’Adriana, Refka, complice déterminée, qui donc a caché l’identité et ce qu’a fait le père de son neveu (2è tableau de l’acte II : « Rages ») : le soprano éperdu, puissant, finement timbré de la soprano Axelle Fanyo fait mouche dans un rôle taillé pour son tempérament très dramatique.
On ne sort pas indemne de l’écoute de cet opéra intense à la riche résolution cathartique, dont la parure orchestrale est d’une indiscutable force émotionnelle : sa portée onirique et salvatrice au cœur d’un cauchemar le plus noir. Ici, la mère détruite reconnaît être sauvée par son fils qui n’est en rien le meurtrier qui fut son père ; et le cercle de la fatalité est définitivement rompu. Deutsche Grammophon est bien inspiré d’avoir gravé une partition magnifiquement servie, vocalement et orchestralement. Magistral première mondiale.
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CRITIQUE, cd événement. Kaija SAARIAHO : Adriana Mater (2006), première mondiale au disque. Fleur Barron (Adriana), Axelle Fanyo (Refka), Nicholas Phan (Yonas), Christopher Purves (Tsargo). San Francisco Symphony and Chorus, Esa-Pekka Salonen (direction) – Enregistré en juin 2023 au Davies Symphony Hall, San Francisco. 2 cd Deutsche Grammophon 2023 – CLIC de CLASSIQUENEWS
PLUS D’INFOS sur le site de l’éditeur DG Deutsche Grammophon : https://www.deutschegrammophon.com/en/catalogue/products/saariaho-adriana-mater-esa-pekka-salonen-13578
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