Jean-François PHELIZON signe une biographie qui est avant celle d’un mélomane passionné. Parfois expéditive sur certains épisodes voire certaines parties de l’œuvre, le récit s’intéresse néanmoins à des sujets essentiels dans le parcours mozartien et qui s’avèrent finalement éloquent pour comprendre le sens final d’une trajectoire exceptionnelle.
CONTEXTUALISATION… Ainsi se précisent la vie de Mozart dans son contexte, la réception des opéras à Vienne et en Europe, ses dons exceptionnels, … les éléments du destin qui ont façonné sa carrière et induit son existence sont ici évoqués : sa santé fragile mais résistante aux maladies, son père pédagogue hors pair, révélateur du génie de son fils surdoué, puis tyran écarté, Mozart le libertaire, Mozart amoureux de Constanze, Mozart le flamboyant mondain, … rien n’échappe à l’oeil avisé et admiratif de l’auteur. Le passage de l’enfant surdoué, à l’adolescent de plus en plus rebelle ; le jeune adulte qui rompt avec un père trop invasif et choisit d’être libre… L’homme détone dans un siècle conservateur, très hiérarchisé malgré l’esprit des lumières… Même son entrée en franc-maçonnerie s’avérera décevante. Détruit, épuisé, ruiné, le génie musical produit dans les 3 dernières années de sa vie, ses œuvres les plus profondes alors que le destin ne l’épargne guère… En accordant Mozart à son époque, ses contemporains, les usages d’alors, le texte ainsi rédigé rétablit les justes faits dans un contexte restitué qui rend Mozart plus vivant et plus humain. Porteur d’un regard personnel, assumé sur le génie Mozart, Jean-François Phelizon s’explique et distingue ce qui le passionne spécifiquement dans la vie et dans l’œuvre du divin Wolfgang… ENTRETIEN EXCLUSIF
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CLASSIQUENEWS : Pourquoi dédier aujourd’hui un nouvel ouvrage à l’œuvre de MOZART ?
Jean-François PHELIZON : Ce livre ne consiste pas en une analyse musicologique des œuvres de Mozart. C’est une biographie de Mozart aussi complète que possible ; l’histoire de sa vie, donc, resituée dans son contexte historique. Bien sûr, on ne peut pas raconter la vie de Mozart sans parler de ses œuvres, notamment de ses opéras, mais ici, on s’attache surtout à leur impact. Les Noces de Figaro par exemple, sur lesquelles je vais revenir, ont eues un impact très négatif à Vienne, puisque la musique tend à y ridiculiser un noble, le comte Almaviva, et à mettre sur le devant de la scène son domestique. Cette « inversion des rôles » n’a pas été du tout du goût de la noblesse viennoise.
En parlant de la vie de Mozart, justement, on ne peut s’empêcher de souligner combien elle a été improbable. Sa vie n’aurait jamais dû être ce qu’elle a été. Mozart est né avec des dons exceptionnels : une oreille absolue, une vision spatiale de la musique, une mémoire musicale infaillible, une aptitude à tout assimiler, des qualités d’improvisation uniques en leur genre. Mais les chances que ces dons puissent jamais être mis en valeur étaient minimes. Sans les circonstances qui en ont fait ce qu’il est devenu, il serait sans doute resté un compositeur parmi d’autres, comme tant de ses pairs au XVIIIe siècle.
Ces circonstances sont multiples. D’abord, il est un peu trivial de le souligner, Mozart a eu beaucoup de chance de ne pas mourir en bas âge, contrairement à cinq de ses frères et sœurs. Il a pourtant contracté la scarlatine, la variole, la fièvre typhoïde, toutes maladies généralement mortelles à l’époque, il en a pourtant miraculeusement réchappé.
Ensuite, il a bénéficié d’un adjuvant exceptionnel en la personne de son père, mentor intelligent, pédagogue attentif. Leopold Mozart était un professeur hors pair, parfaitement sensibilisé à la composition pour être compositeur lui-même. Les aptitudes de celui qui est vite devenu son unique élève tenaient peut-être du génie pur, de l’art musical réinventé, de l’expression musicale incarnée mais tout cela n’était qu’en devenir. Les exigences du père lui ont apporté ce qui manque la plupart du temps à des enfants hyperdoués pour qu’ils deviennent de grands artistes, ce qu’il faut précisément pour élever un génie en herbe à son plus haut niveau de puissance ; cette osmose entre le père et le fils, qui a duré plus de vingt ans, a déterminé la destinée de Mozart.
D’autres circonstances ont contribué à faire de Mozart ce qu’il est devenu. D’abord, les voyages organisés par Leopold ont forgé sa personnalité. Il était inouï qu’une famille se lance à l’époque des diligences dans de telles aventures ; il en est résulté des expériences incomparables ; elles ont marqué le jeune Wolfgang. Ensuite la « camisole de fer » imposée à ses deux enfants par Leopold Mozart lui a permis de les éduquer avec une détermination jamais relâchée. C’est grâce à cette ascèse, imposée par le père et jamais mise en cause par ses enfants, que Mozart en est arrivé à étudier sans relâche, à vouloir se surpasser musicalement en toute occasion, à assimiler aussi bien le contrepoint allemand que la musique vocale italienne et, plus tard, la musique de ballet française. Sans son père, Mozart n’aurait jamais été Mozart.
Enfin, le climat familial a été un autre puissant adjuvant. Mozart a eu la chance d’avoir une mère aimante et dévouée. Grâce à sa bonne humeur constante, à sa modération, à sa patience, à sa prudence, elle a su établir un cocon familial protecteur qui aura pu transformer une éducation ascétique et des voyages épuisants en aventures plaisantes et mémorables. Mozart est redevable à son père de sa destinée mais, s’il a passé une enfance et une adolescence heureuse, il le doit à sa mère.
Au sortir de l’adolescence, Mozart éprouva une soif de liberté inextinguible. Il n’eut de cesse de vouloir libérer son énergie créatrice, notamment au travers de l’opéra — la forme musicale où il pensait pouvoir le mieux s’exprimer. De retour à Salzbourg, après un séjour parisien qui se révéla désastreux du fait de son immaturité, cette soif de liberté l’amena à couper les ponts avec le prince-archevêque Colloredo, son seigneur et maître et, par ricochet, à s’éloigner de son père qui a souhaité régenter sa vie d’adulte — et qui était devenu de plus en plus intrusif.
Mozart prit en effet l’improbable décision de choisir la liberté à une époque où la plupart des musiciens étaient dépendants de grands personnages. Or ce choix de devenir un homme libre dans une société où la liberté n’existait pas, transforma finalement sa destinée en une tragédie.
Mozart lui-même qui fut l’unique artisan de sa vie d’adulte, de ses succès indéniables comme de ses échecs, avec à ses côtés une confidente qu’il avait choisie, son épouse Constance Weber. Avec elle, il aspirait à une vie casanière mais baignée à tout instant par la musique. Il aimait aussi à partager des moments d’espièglerie qui leur permettaient de mieux supporter les épreuves et les malheurs auxquels ils allaient se trouver confrontés. Après Leopold, Constance a été le pivot de la vie affective de Mozart. À l’un puis à l’autre successivement, il a voué une reconnaissance sans limite.
CLASSIQUENEWS : Vous soulignez les particularités de la société viennoise à l’époque de Mozart ; société parfaitement hiérarchisée et donc inégalitaire. Comment le compositeur s’est-il positionné, lui le libertaire épris d’indépendance ?
Jean-François Phelizon : En côtoyant les grands de ce monde depuis son plus jeune âge, à Munich, Mannheim, Paris, Londres, et puis à Salzbourg et à Vienne, Mozart a compris très jeune l’inégalité institutionnalisée propre à la société du XVIIIe siècle sans jamais vraiment l’acceptée. En quittant Salzbourg, il avait cru s’affranchir des contraintes de la vie de Cour.
Mais malgré son génie, Mozart n’avait pas les qualités nécessaires pour assurer la vie de liberté qu’il lui avait préférée. Avec sa grande sagacité, Grimm l’a parfaitement décelé, « qui lui aurait préféré deux fois moins de talent et deux fois plus d’entregent ». On pourrait le dire différemment : Mozart a très souvent remporté de grands succès, mais il n’a jamais eu le talent pour mettre en valeur ses dons exceptionnels.
Plusieurs fois dans sa vie, il n’a pas su saisir sa chance. Il ne l’a pas saisie en Italie malgré ses triomphes inouïs d’adolescent. Il ne l’a pas saisie à Paris avec Grimm. Il ne l’a pas saisie à Prague qui aurait tout fait pour qu’il s’y installe. Il ne l’a pas saisie davantage à Berlin avec le roi Frédéric-Guillaume II.
Et puis à Vienne, capitale allemande de la musique, Mozart se mit à contester au lieu de rester au rang qui lui était assigné par sa naissance. Son initiation à la franc-maçonnerie lui fit comprendre les principes — mais aussi les limites — de la philosophie des Lumières : les francs-maçons étaient certes intellectuellement » égalitaires » mais la fraternité qu’ils professaient n’était que de façade. Mozart déplora que la société soit aussi ridiculement inéquitable et injuste.
Ce fut probablement une faute. Son message, exprimé dans les Noces de Figaro, ne l’était sans doute qu’en filigrane, mais la haute société viennoise le comprit parfaitement. Elle en fut choquée — et le lui rendit bien.
Après avoir été lâché par la noblesse de cour, décidément moins « éclairée » qu’elle ne voulait bien l’admettre, Mozart a connu les vicissitudes et les mécomptes de la vie publique : on lui ferma les portes, ses ressources se tarirent et il entra dans une spirale d’endettement dont il n’arriva pas à sortir. Il est remarquable qu’à sa pauvreté matérielle croissante ait correspondu une richesse créatrice sans précédent.
CLASSIQUENEWS : Vous éclairez le contexte de chaque période importante, en particulier l’intense activité qui accompagne sa fin… Comment se sont déroulées ces 3 années ultimes justement ?
Jean-François Phelizon : Dans les trois dernières années de sa vie, abandonné de presque tous sauf de sa femme, sa chère » Stanzi » , et de quelques amis, le génie de Mozart se révéla dans toute son ampleur et toute sa complexité.
Mozart est mort pauvre, ou plutôt ruiné. La société humaine l’avait déçu mais ses convictions lui faisaient entrevoir une société plus fraternelle que celle qu’il avait cru parfois trouver ici-bas. Soutenu par Constance, il est parti avec beaucoup de désillusions mais rempli d’espérance. Il pensait sans doute que son passage sur terre n’était qu’un prélude à une vie plus heureuse à laquelle il croyait, et qu’il attendait.
C’est cette vie tragique qui a fait de Mozart un génie intemporel. S’il s’était fondu dans la société du XVIIIe siècle, il serait probablement devenu un Hasse, un Wagenseil, peut-être un Haydn.
Propos recueillis en avril 2025
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LIRE AUSSI notre critique de la biographie de Jean-François Phelizon : Wolfgang Amadeus Mozart ; en 2 volumes -, t. I (1756-1781) et t. II (1781-1791), 1387 pages, E&N (co-édition Europ & Art et Éditions Nuvis), collection « La Musicale », 2024 et 2025 :
https://www.classiquenews.com/critique-livre-jean-francois-phelizon-wolfgang-amadeus-mozart-2-volumes-e-n-edition/
Plus de 1300 pages (en deux volumes), dédiées à la vie et l’œuvre de Mozart le fils composent une entreprise majeure dont il faut saluer l’ambition autant que l’érudition sérieuse. Certes incomplète mais maîtrisée….
Jean-François PHELIZON, Wolfgang Amadeus Mozart, t. I (1756-1781) et t. II (1781-1791), 1387 pages, E&N (co-édition Europ & Art et Éditions Nuvis), collection « La Musicale », 2024 et 2025.