mardi 6 mai 2025

Marseille. Opéra, le 26 juin 2011. Massenet: Le Cid, 1885. Roberto Alagna… Jacques Lacombe, direction. Charles Roubaud, mise en scène.

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L’ŒUVRE
Le livret est tiré de la pièce de Corneille de 1636. Qui la tire des deux pièces du dramaturge espagnol Guillén de Castro, Las Mocedades del Cid (1618) qui les tire du romancero, qui le tire de la chanson de geste El cantar de myo Cid du XII e siècle (vers 1140) qui narre les exploits de ce héros historique, national, épique de l’Espagne du XIe siècle. Le romancero, constellation de brefs poèmes épico-lyriques octosyllabes assonancés aux vers pairs, les romances (mot masculin) dérivés des chansons des gestes, ont nourri pendant des siècles l’imaginaire hispanique, donnant thèmes et forme métrique au théâtre du Siècle d’or espagnol. Le romancero du Cid est l’ensemble de ceux qui concernent le héros, Rodrigo de Bivar, dont s’inspirera Victor Hugo.
Les librettistes de Massenet, tout en utilisant des éléments de G. de Castro (Rodrigue armé chevalier, voix de saint Jacques) respectent assez bien le texte de Corneille, en conservant certains vers fameux, mais au risque de la frustration d’un public qui en connaît d’autres évaporés. Étrangement, une scène se déroule à Grenade, manifeste écart historique et le roi en question est Alphonse VI, en réalité, Ferdinand I er. Cela dit, ce n’est pas indigne, tout en sacrifiant beaucoup aux effets de masse, chœurs et ballet, du grand opéra historique français.

Les héros légendaires
C’est Guillén de Castro qui invente l’amour entre Rodrigue et Chimène préalable au duel du jeune homme qui, pour venger son père l’offensé, défie et tue l’offenseur, le champion du roi jusque-là invaincu, mais non pas invincible, le père de Chimène. Pour son coup d’essai, il fait un coup de maître : il a vaincu l’invincible.
La fille du Comte, Chimène, échevelée, en larmes, vient porter le scandale au palais, exigeant vengeance, réclamant la tête de Rodrigue. Chimène se morfond en plaintes, défie même le roi avec ces provocantes paroles dans ce romance que j’ai traduit :
Roi qui ne fait la justice
Ne mérite de régner,
Ni manger sur nappe blanche,
Ni avec la reine coucher.

Le roi fait la sourde oreille en bon politique, évaluant le parti qu’il peut tirer de ce jeune Rodrigue qui a accompli l’exploit de terrasser son champion officiel. Un jour, de guerre lasse, Chimène fait cette étrange proposition :

Je te dirai, ô bon roi,
Comment tu peux l’arranger :
Celui qui tua mon père,
Donne-le moi pour marier
Car qui me fit tant de mal
Me fera quelque bienfait.

Ce qui motive cette réaction ironique du roi :

Je conçois qu’on le proclame,
Et je le crois désormais :
Le cerveau chez la femme
Est des plus particuliers.
Pour venger la mort d’un père,
Elle voulait le tuer,
Et faute de le pouvoir faire
Elle prétend l’épouser.

Ils se marieront, s’aimeront, seront heureux, et auront, sinon beaucoup d’enfants, deux filles. Cela est attesté par l’histoire et la légende. Corneille, qui reprend le ressort dramatique et traduit parfois littéralement G. de Castro fera de cet amour contrarié par l’honneur avant le mariage, le fondement de sa morale héroïque.

RÉALISATION
Guère classique, la mise en scène de Charles Roubaud pouvait surprendre : le Cid médiéval du XI e siècle, sans armure, cotte de maille ou heaume, est transposé dans une époque contemporaine de ce qu’on nomme « la transition » espagnole, moment historique clé où, avec la passation du pouvoir, le jeune roi Juan Carlos, se débarrasse délicatement du vieil appareil franquiste de plomb au profit de jeunes élites libérales, faisant basculer l’Espagne dans la démocratie et la modernité. Roubaud argumente finement son propos sur la situation de la France du Cid de Corneille de 1637, époque où Richelieu, sous couvert de Louis XIII, se débarrasse de l’encombrante vieille féodalité, travail en réalité mené à son terme par Mazarin et Anne d’Autriche, l’Italien et l’Espagnole, luttant contre la Fronde des Princes, créant la France moderne. Ce serait, pour Roubaud, l’une des explications de l’opportunisme du jeune roi qui, loin de céder aux cris de vengeance de Chimène contre le meurtrier de son père, le puissant chef du clan de la vieille noblesse arrogante, utilise le jeune chevalier Rodrigue pour ses desseins nouveaux, en profitant pour marginaliser la clique de généraux facilement factieux.
Historiquement, il est vrai que le roi Ferdinand I er, profita de la mort de son champion, le jusque-là invincible Comte de Gormas pour le remplacer par le tout jeune vainqueur, le chevalier Rodrigue de Bivar, d’une noblesse moins haute et moins remuante. Mais on peut douter que le gros du public du marseillais soit au fait de ces subtilités de l’histoire française pour le XVII e et pour les espagnoles du XI e siècle.
Cependant, ce propos, perçu ou non, est servi par un dispositif scénique d’Emmanuelle Favre d’un grand raffinement : une stylisation des Cortes, le Parlement espagnol, avec ses tribunes en amphithéâtre, son lion de bronze extérieur ici enclos sous le drapeau de la Castille et Léon. Tons fauves fondus (pardo , dit-on en espagnol, comme le nom même du Palais Royal) couleurs des uniformes, plus nombreux que les civils dans ce régime encore militaire. Fauteuils de cuir, boiseries des portes acajou, teintes beiges, havanes, bistres. Les teintes générales jouent admirablement avec les couleurs marron glacé de l’Opéra, ainsi que la vaste fenêtre ombreuse de Chimène, aux métalliques broderies Art Déco des rampes et balustres de l’entrée et du foyer. C’est, en somme, assez subtilement hispaniques sans hispanisme forcé.
Les costumes élégants de Katia Duflot se lovent amoureusement dans cette élégance discrète, robes blanches des dames avec grande peineteta (grand peigne) et mantille, puis coloris délicats de gris, beige, pastel délicats, et quelques notes colorées à la fin, dont le drapeau monarchiste rouge et or. Les lumières de Jacques Rouveyrollis feutrent doucement cette ambiance à la fois de fastueuse cour mais de lice politique et guerrière de grands fauves. Fort heureusement, les uniformes franquistes de l’état-major, ambiance du coup d’état marocain de Franco, se neutralisent de foulards rouges républicains.
L’un des mérites de Roubaud, c’est, finalement, vues les contraintes vocales extrêmes de l’œuvre, la souple liberté qu’ils laisse aux interprètes. La scène de Chimène rentrant seule chez elle, en deuil, lunettes noires, se dépouillant lentement, avec ses voiles et vêtements, de ces contraintes de la rigide étiquette extérieure espagnole, du pesant regard des autres, est une réussite : dans cette pénombre si espagnole, en combinaison, presque nue, libérée de la rigidité verticale imposée par le monde, elle laisse p
arler sa vérité intime et couler ses larmes, blottie horizontalement dans un canapé comme une enfant sans appui. Béatrice Uria-Monzon, au visage si expressif d’une émotion à l’autre, de l’attendrissement amoureux en feuilletant un album photo, au retour à la tragique situation, est bouleversante de beauté fragile et de grandeur vocale adoucie de nuances tendres et douloureuse. L’arrivée de Rodrigue, qu’elle reçoit, à sa honte -vite dépassée- dans cet état non apprêté physiquement et sentimentalement, dans la vérité des amants, des amoureux, est une scène d’une intensité rare et emporte la salle d’émotion et d’admiration.

INTERPRÉTATION
Musicalement, l’œuvre est somptueuse, riche en cuivres guerriers. Mais, est-ce la chaleur ? il a semblé parfois que le chef Jacques Lacombe insistait sur les rythmes martiaux, nombreux, il est vrai, comme emporté par la verve militaire, du moins dans la première partie, retrouvant des accents plus intimistes ensuite et une rigueur et précision des plus homogènes sur l’ensemble de la partition. Habilement intégré à l’action, le chœur (Pierre Iodice) existe presque comme personnage.
On s’étonne que le Comte (toujours remarquable Jean-Marie Frémeau) avec ses cheveux blancs, soit beaucoup plus vieux que Don Diègue qui se lamente sur la « vieillesse ennemie », campé par un solide Francesco Ellero-d’Artegna, desservi par le français qui dérange la ligne de chant, qu’on admire en revanche chez Bernard Imbert (saint Jacques et l’émissaire maure). Saluons encore Paul Rosner et Frédéric Leroy en nobles castillans. Kimy Mc Laren est une délicieuse infante fruitée et l’on regrette le rôle réduit, contrairement à la réalité du personnage historique. Franco Pomponi est un roi élégant mais un peu neutre dans ce rôle ingrat et bien jeune pour être le père de l’Infante.
Mais tous les Marseillais, pressés à l’Opéra et les huit mille empressés sur la place Bargemon où l’écran géant projetait en direct le spectacle, auront eu pour Rodrigue les yeux de Chimène comme on disait au Grand Siècle, bref pour Roberto Alagna, vrai Campeador, au charisme de rock star bon enfant souriant : on a peur au début pour son premier air à froid aux aigus aussi acérés que ceux de la lame de son épée. Mais il les affronte avec une vaillance héroïque d’acier trempé et affole une salle en délire, résistant, à genoux, aux suppliques de « bis ». Et toujours cette impeccable diction.
Mais, quand Chimène est chantée par Béatrice Uria-Monzon, on est assuré aussi de l’inverse : on a eu les yeux de Rodrigue pour cette Chimène-là. À sa noblesse naturelle, à sa dignité physique, la grande mezzo, qui évolue en soprano dramatique Falcon, atteint ici une grandeur épique : la voix est souvent sur la corde, avec la prudence du mezzo forte, mais le timbre est toujours charnu, sensuel et les aigus terribles sont vaillamment attaqués avec franchise et sortent avec éclat et plénitude dans le forte. Elle bouleverse dans « Pleurez, mes yeux… » et on n’oublie pas son air des larmes dans sa Charlotte du Werther du même Massenet.
On rêve d’avoir cette magnifique production en DVD pour ceux qui, par malchance, ne l’auraient ni vue sur scène ni sur les écrans grands et petits des retransmissions.

LE CID
Opéra en quatre actes,
Musique de Jules Massenet (1842-1912),
livret d’Adolphe D’Ennery, Louis Gallet, Edouard Blau,
d’après Le Cid de Pierre Corneille

Création à Paris le 30 novembre 1885

Nouvelle production

OPÉRA DE MARSEILLE
26 juin 2011

Le Cid
de Jules Massenet
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille (Pierre Iodice)
Direction musicale Jacques Lacombe

Mise en scène Charles Roubaud ; assistant à la mise en scène Bernard Montforte ; décors Emmanuelle Favre ; costumes Katia Duflot.

Distribution :
Chimène : Béatrice Uria-Monzon ; l’infante : Kimy Mc Laren ;
Rodrigue : Roberto Alagna ; Don Diègue : Francesco Ellero d’Artegna ; le roi : Franco Pomponi ; Don Gomès : Jean-Marie Frémeau, Don Arias : Paul Rosner ; Don Alonzo : Frédéric Leroy ; Bernard Imbert : Saint Jacques de Compostelle, l’émissaire Maure.

Opéra de Marseille, 17, 20, 23, 26 juin 2011.

Illustration: © Christian Dresse.

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