Jeunesse exploitée
Le ballet écrit par Martine Kahane évoque le parcours d’une adolescente vendue sur l’autel du commerce artistique propre à la fin du XIXè: les scènes et les tableaux s’enchaînent et le profil de la petite danseuse se précise avec une cruauté réaliste des plus touchantes; pour communier avec cette vie misérable où tant de rêves ont dû être trahis, le personnage de l’homme noir (admirable Benjamin Pech) accompagne la fragile victime, sacrifiée aux appétits de son époque, du passionnant et virevoltant tableau de la classe de danse à celui des blanchisseuses, thuriféraires en blanc vêtus, accord funèbre et célébration déjà explicite de la mort de la danseuse… Elle commence et finit en statue; comme pour atténuer l’ignoble destinée d’un petit corps exploité, la mise en scène la représente au début et à la fin dans sa pose que Degas a désormais immortalisé pour l’éternité. Ce corps souffrant et exploité a quand même gagné sa part d’immortalité.
Le chorégraphe Patrice Bart réalise comme à son habitude une action narrative et claire où chaque geste se fait mot de l’intrigue. Il en résulte une activité prenante dès le début (la classe de danse, le cabaret caf’conc’ Le Chat Noir, les Blanchisseuses…) aux thèmes visuels caractérisés, évidentes références à l’univers pictural de Degas.
La musique de Denis Levaillant, quant à elle colore et agit sans discontinuité, ménageant de superbes passages de pur onirisme comme les deux duos de la danseuse étoile et du maître de danse, sous le regard émerveillé et innocent de Marie… qui se voit en ballerine adulée.
La production de 2010 reprend les passages de la création en 2003 à l’Opéra national de Paris. La réalisation souligne cette crudité ignoble qui frappe le destin d’une adolescente qui aurait certainement préféré devenir une étoile ou une ballerine sur la scène de l’Opéra, plutôt que finir… voleuse et prostituée (ou blanchisseuse dans le ballet imaginé par Martine Kahane). C’est une vision finalement barbare, socialement crue à la Charles Dickens ou Hippolyte Taine…
Clairemarie Osta incarne Marie, la petite danseuse, corps exploité mais regard ardent de rêves et de désirs (pour l’homme idéal dans la scène du bal à l’Opéra). Racé, élégant et fier, Mathieu Ganio fait une maître de ballet dominant et conducteur, d’une magnifique allure dans ses duos avec la danseuse Etoile (diaphane et fluide Dorothée Gilbert).
Reste que le ballet au dvd perd de sa magie, malgré les cadrages privilégiant les tableaux collectifs. On regrette le peu d’audace du réalisateur trop avare en plans rapprochés sur l’expression du regard, un port de tête, une main… tous ses détails qui inscrivent la danse dans l’humain. Les bonus (entretiens avec les initiateurs de la production) auraient gagner à une montage thématisé et croisé (plutôt qu’une succession de monologues assez indigestes, de surcroît sans illustrations dansées) avec surtout un rappel de l’histoire et de la genèse de la statue de Degas, car enfin, sitôt le dvd visionné, on ne pense qu’à une seule chose: revoir La Petite Danseuse de Degas au Musée d’Orsay. Ballet intéressant au demeurant permettant aux Etoiles de l’Opéra national de Paris de composer plusieurs personnages passionnants: moins la mère (assez mécanique et caricaturale) que le Maître de danse, l’Etoile, l’homme en noir, l’abonné (José Martinez, épatant en fierté faussement distanciée), et bien sûr le rôle-titre. A voir évidemment.
La Petite Danseuse de Degas. Chorégraphie : Patrice Bart. Musique : Denis Levaillant. Avec : Clairemarie Osta, La Petite Danseuse ; Dorothée Gilbert, La Danseuse étoile ; Mathieu Ganio, Le Maître de Ballet ; José Martinez, L’Abonné ; Benjamin Pech, L’Homme en noir ; Elisabeth Maurin, la Mère ; et le Ballet de l’Opéra National de Paris. Enregistré en 2010 à l’Opéra National de Paris, Palais Garnier. 1 DVD Arthaus Musik. Code barre : 807280154399. Durée : 1h52min. Bonus : 20 min. Direction musicale : Kœn Kessels. Orchestre de l’Opéra National de Paris.