Concert marqué du sceau de l’excellence qui amorce le mois le plus riche de la saison pour Tugan Sokhiev et son orchestre, qui sont en état de don et de générosité absolu. Ce programme de musiques russes très généreux, a permis de mettre en valeur la direction sensationnelle de Tugan Sokhiev et l’implication totale de l’orchestre qui suit son chef avec passion.
Dès les premières mesures de Carmen, en hommage irrévérencieux et spirituel à Bizet du compositeur russe Rodion Shchedrin, la sonorité inattendue des cloches pour la première mesure de l’Habanera séduisent et subjuguent à la fois. C’est bien un véritable témoignage d’admiration que fait le compositeur à la si belle partition de Bizet, œuvre qui a de plus la prime de l’humour et l’intelligence de travailler avec la mémoire du public. Bien souvent un thème est amorcé et abandonné, circule dans notre tête alors que ce sont contre-chants et variations que l’orchestre jouent. La richesse de la partition de Bizet, bien trop souvent galvaudée, retrouve toute son originalité et toute sa force. Carmen a dans cette musique de ballet la puissance de la tragédie, mâtinée de comédie et d’ironie typiquement russe. Pauvre toréador… mais l’air de Don José est sublimé par des violons qui déploient cette ligne si aérienne que bien des ténors écrasent… Le chœur des contrebandiers prend une dimension roborative savoureuse. Plus la partition de Bizet est connue, plus l’humour et sa compréhension parfaite par Shchedrin touchent l’auditeur par des effets de surprises absolument sidérants. Il faut dire que l’orchestration est des plus originales qui associe de nombreuses percussions et les seules cordes de l’orchestre. La modernité, des couleurs instrumentales est quasi magique et le jazz s’invite parfois. La direction de Tugan Sokhiev est digne de ce chef d’œuvre d’humour et d’audaces. Précision rythmique qu’on lui connaît, battue souple et lyrique sans rien de lâché, font de son engagement un pur enchantement. L’orchestre est survolté et fait des prouesses. Les percussionnistes sont funambulesques sans aucun faux-pas ! Et les cordes se dépassent, Geneviève Laurenceau imprime son engagement à tous les violons qui déploient une sonorité charmeuse et des lignes suspendues à la battue de Tugan Sokhiev qui les entraîne très loin dans le sublime (ah cet air de la fleur !). Les alti sont très présents avec une superbe sonorité.
Le public est traité royalement, gâté par des suggestions de thèmes vite reconnus et oubliés au profit d’un autre encore plus aimé. Une magnifique pièce de concert et de danse que Tugan Sokhiev construit en ne cédant ni sur la dimension symphonique et encore moins sur le théâtre et la danse.
Le concerto pour hautbois du même Shchedrin est une création française. Cette pièce est une commande de quatre villes européennes, Amsterdam, Liverpool et Dresde avant Toulouse ont eu la joie de découvrir cette œuvre magnifique. Le hautbois solo de la Philharmonie de Berlin, Albrecht Mayer, est un soliste très apprécié de par le monde. Ce soir, son jeu a été d’une rare poésie faisant oublier toutes les difficultés techniques dont la partition est semée. En trois mouvements classiques, le hautbois chante et joue avec tous les pupitres de l’orchestre en des instants chambristes d’une grande subtilité. Les qualités de timbre, de nuances, de couleurs et de phrasés immenses du hautboïste subjuguent. La manière d’écouter et d’apprécier ses partenaires de l’orchestre est un hommage rare de celui qui joue dans certainement le meilleur orchestre du monde… Quelle osmose entre le soliste le chef et chaque musicien ! La jeune et talentueuse Gabrielle Zaneboni offre la lumière mélancolique de son cor anglais en des échanges d’une grande sensualité avec le hautbois solo de velours d’Albrecht Mayer.
Ravel avec orchestre (adaptation de la Pavane), Nino Rota et J.S Bach a capella, sont les trois bis offerts à un public radieux.
En deuxième partie de programme Tugan Sokhiev nous a concocté un programme amoureux et inoubliable. La sélection qu’il a opérée dans la partition du Lac des cygnes est d’une rare cohérence permettant de suivre la dramaturgie sans perdre un instant de vue le tragique de l’histoire d’Odette et du prince Siegfried avant la lieto fine et son apothéose. Plusieurs scènes incluses, traitées en récitatifs dramatiques, témoignent de la parfaite connaissance théâtrale de Tugan Sokhiev, quand d‘autres chefs ne sélectionnent que les danses. La musique de Tchaïkovski est celle que Tugan Sokhiev habite totalement. Lorsqu’il la dirige, il semble respirer son air natal. Il déploie des gestes d’une élégance rare, tient la battue ferme dans les grands moments de lyrisme, insuffle souplesse et rigueur et surtout nuance à la perfection cette riche partition. Il ose jouer forte quand c’est nécessaire, accentuant un traitement de l’orchestre par plans superposé, tonitruants par instants, pour mieux mettre en valeur les moments de grande subtilité. Le talent d’orchestrateur de Tchaïkovski est révélé comme rarement. En une heure généreuse Tugan Sokhiev nous a offert tout le Lac des Cygnes en son esprit dramatique contrasté.Tout l’orchestre a brillé de mille feux. Harpe, violons, violoncelles, hautbois, cors, trompettes, picolo ont subjugué par l’audace de leurs couleurs et la précision de leur jeu. Le partage musical a été si total que le public abasourdi a retenu un souffle avant un tonnerre d’applaudissements.
Le duo de charme violon harpe mérite une distinction particulière tant il faut remercier Geneviève Laurenceau et Gaëlle Thouvenin d’être des musiciennes si subtiles à tout instant et pas seulement dans leurs solos virtuoses, oh combien réussis !
Avec à venir par les mêmes interprètes, Samson et Dalila en version de concert, puis le Requiem de Brahms, le joli moi de mai sera magique à de telles hauteurs symphoniques à Toulouse !
Toulouse. Halle-aux-Grains, le 5 mai 2011. Rodion Shchedrin né en 1932 : Carmen Suite ; Concerto pour Hautbois ; Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) : Le Lac des cygnes, op.20 (larges extaits). Albrecht Mayer, hautbois ; Orchestre National du Capitole de Toulouse ; Direction : Tugan Sokhiev.